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X LE PÈRE

L’heure qui suivit fut pour maître Claude un tel rayonnement de bonheur que son passé en fut comme effacé d’un trait. Cette heure valait une existence de joie. Il y eut en lui une transformation de son être. Une éblouissante lumière inonda cette âme obscure, et sa figure si sombre prit cette expression de franchise, de bonté, de bonne humeur riante qu’on voit aux gens dont on peut dire avec certitude:

– Celui-ci est un brave homme et c’est un homme heureux.

– Partons, fit-il tout à coup. Voilà que j’oublie tout, moi! Ce n’est pas qu’il y ait du danger… car sûrement on nous croit morts… Ah! ah! crois-tu que c’est une bonne farce! ajouta-t-il en riant aux éclats. Mort? Plus vivant que je ne l’ai jamais été… Donc, nous pourrions d’autant mieux rester ici, que même si on ne nous croit pas morts, on ne supposera jamais que nous avons cherché un refuge ici-même… On nous cherchera partout, excepté dans cette maison… Mais elle me fait peur à présent cette maison! J’y ai tant souffert!

– Pauvre père!… Vous ne souffrirez plus.

– Certes! finie, la torture! continua maître Claude. Ah! ma Violetta, mon cœur saute dans ma poitrine… Qui m’eût jamais dit que je connaîtrais un tel bonheur… moi!… Mais assez bavardé… Partons!…

Violetta secoua doucement la tête.

– Comment? Tu ne veux pas partir?…

– Père, vous l’avez dit vous-même: il n’y a ici aucun danger; nous y sommes mieux cachés que partout ailleurs, puisqu’on nous croit morts…

– C’est vrai… mais pourquoi?…

– Je ne veux pas quitter Paris encore, fit Violetta en baissant les yeux. Restons ici tout au moins quelques jours.

– Tant que tu voudras. Elle est charmante, cette maison. Je te disais qu’elle me faisait peur… Ne fais pas attention, je dis des folies, c’est la joie, vois-tu!… Donc, nous restons, c’est entendu!… Dame Gilberte! renvoyez cette litière et ce cheval. Quand je vous dis que l’enfant veut rester!…

La vieille servante qui, émerveillée, tournait autour de Claude et Violetta, s’empressa d’obéir.

– Ce n’est pas tout, père, dit alors Violetta avec un sourire, nous restons; mais ce matin il faut que je sorte.

– Sortir! toi! fit Claude stupéfait.

– Pour aller à l’Auberge de l’Espérance … dit la jeune fille tout d’une voix.

– Ah bah!… Voyons… tout à l’heure, quand je te tenais dans mes bras, tu m’as raconté une foule de choses que j’entendais à peine… la pauvre Simonne morte… et puis… et puis! Ah! par la mort-dieu, j’y suis! Le jeune homme qui a apporté des fleurs?… C’est ça, hein?… Voyons, dis-moi cela, un peu!… Son nom, d’abord… Tu rougis? Pourquoi?… Je l’aime ce jeune homme qui t’aime.

– Je n’ai pas dit ça, murmura la jeune fille en pâlissant.

– Mais moi, je devine! Digne jeune homme! Allons, comment s’appelle-t-il?

– Je ne sais pas! fit Violetta dans un souffle.

Claude éclata d’un bon rire qui fit trembler les vitraux. Il était exubérant. Il allait et venait, prenait la main de la jeune fille pour la baiser, s’asseyait, se relevait.

– Dépeins-le moi, au moins!…

Violetta, toute heureuse elle-même de cette joie débordante, entreprit une description que maître Claude lui arracha par lambeaux. Quand ce fut fini, Claude se leva.

– Je vais le chercher, dit-il. Dans une heure je te l’amène. Il faut que je voie ce jeune gentilhomme, que je lui parle, que je lise dans ses yeux s’il est capable d’aimer assez pour… Mais suffit, je m’entends. Toi, tu ne bouges pas… Dame Gilberte, en mon absence, portes et fenêtres closes! Si l’on frappe, ne répondez pas! la maison est déserte!

Claude serra Violetta dans ses bras, et sortit en courant, la laissant tout étourdie, n’ayant pas eu le temps de faire une objection. Et par la pensée, elle le suivait jusqu’à l’Auberge de l’Espérance , elle le voyait abordant le duc d’Angoulême, et le cœur battant, se demandait:

«Viendra-t-il?… Oui! il viendra!… Mais moi, que lui dirai-je?…»

À ce moment, les vitraux d’une fenêtre du rez-de-chaussée volèrent en éclats; plusieurs hommes sautèrent dans la maison, et Violetta, épouvantée, entendit crier ces mots:

– Si l’homme résiste, tuez-le!… Mais pas une égratignure à la petite!…

* * * * *

Maître Claude, ayant jeté un manteau sur ses épaules pour cacher son visage, s’était élancé vers la rue de la Tisseranderie et n’avait pas tardé à atteindre l’Auberge de l’Espérance . C’était le matin même où Charles d’Angoulême devait aller lui-même parler à Belgodère.

Claude ne se rencontra pas avec Charles d’Angoulême. L’aubergiste, truand de bas étage lui-même et tenu à la plus extrême prudence, ne lui donna que de maigres renseignements. Maître Claude attendit plus d’une heure. Puis il se dit que le jeune gentilhomme ne viendrait sans doute pas, et il frémit de la douleur qu’allait éprouver Violetta. Puis il se dit que la chose n’avait peut-être pas une importance réelle, que Violetta ne pouvait être attachée sérieusement à cet inconnu dont elle ignorait même le nom… enfin, il partit, se promettant de revenir.

Dix minutes plus tard, Charles rentrait dans l’auberge, après avoir inutilement exploré les environs…

Maître Claude, en somme, n’éprouva qu’une contrariété passagère. La joie immense qui submergeait son cœur ne laissait en lui place pour aucune autre émotion. Il allait revoir Violetta et il saurait bien la consoler. On le retrouverait, ce gentilhomme! Il se faisait fort de bouleverser Paris. Mais, que diable, après tant d’années de douleur, il pouvait bien un seul jour connaître le bonheur! Il souriait largement. Il donna un écu à une mendiante qu’il rencontra. Il allongeait le pas en fredonnant… Il eût voulu ne voir que du bonheur autour de lui…

Tout à coup, comme il venait de franchir le pont et qu’il rentrait dans Notre-Dame, il s’arrêta court. Un homme venait au-devant de lui… Et c’était une figure de malheur, une tête ravagée, vieillie, un corps courbé malgré la force et l’évidente noblesse des attitudes, comme si le poids des douleurs eût été trop lourd.

Une immense pitié envahit l’âme du bourreau qui murmura en pâlissant:

– Le père de Violetta!

C’était en effet le prince Farnèse!… Or, d’où venait-il?… Il sortait du logis de Claude…

Appelé dans la nuit par Fausta, il en avait reçu une mission. Et cette mission, il avait cherché à la remplir en même temps que la maison de Claude était envahie… Farnèse n’avait pas trouvé le bourreau. Peut-être sa mission devenait-elle dès lors inutile. Car il avait quitté le logis maudit en jetant une dernière malédiction contre l’homme qui lui avait pris sa fille…

– Il pense à son enfant! se dit Claude en l’apercevant. Pauvre homme! Comme il a l’air triste!… Voyons!… En ce jour de si radieux bonheur, pour moi, est-ce que je ne puis pas faire une bonne action?… Est-ce que je ne puis pas tout au moins lui dire… qu’elle est vivante., et qu’il espère!…

Soudain, la pensée lui vint que Farnèse était l’émissaire de la Fausta!… que si cet homme le voyait, Violetta était perdue peut-être!… Il voulut s’effacer, s’enfoncer dans une ruelle… trop tard! Farnèse l’avait vu! Farnèse l’avait reconnu! Farnèse venait à lui!…

Mais tout de suite, Claude se rassura… Non! Cet homme ne le menacerait pas! Cet homme ne portait en lui que le deuil et le désespoir… Farnèse s’était arrêté devant lui. Claude se taisait, humble devant cette tristesse qui écrasait son bonheur.

– J’ai reçu hier l’ordre de vous entendre en confession générale, fit Farnèse.

Claude tressaillit. Une bouffée de honte monta à son cerveau.

– Ainsi, songea-t-il tout au fond de sa conscience, c’est lui qui devait me donner l’absolution!… Pour le malheur que je lui apporte, il m’offre la réconciliation suprême avec le ciel!… Je lui ai volé sa fille, et lui me rend à Dieu!…

Il s’inclina très bas.

– Monseigneur, balbutia-t-il, je ne veux pas vous tromper… Depuis hier… cette nuit même… il s’est passé un événement qui fait que… peut-être… je n’ai plus droit à votre bénédiction!…

– Je dois vous entendre, dit Farnèse d’une voix étrange; peu importe ce qui a pu se passer. Puisque je vous trouve, venez!…

– Ô justice profonde du Seigneur qui nous voit et nous écoute! murmura Claude. Serai-je moins généreux, moi?… Ne ferai-je pas descendre un rayon de joie dans ce cœur?… Je recevrai ta bénédiction, cardinal! Et en échange, je transformerai ton deuil en allégresse: tu sauras que ta fille est vivante!…

Un inexprimable attendrissement noyait sa pensée…

Farnèse s’était mis en marche, comme s’il eût eu la certitude que Claude le suivrait, et, en effet Claude marchait à trois pas derrière lui, docile comme un enfant, songeant que, vraiment, la fin de ses malheurs et de ses terreurs était venue.

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