– Écoute-moi, dit Claude dans un rugissement de sa douleur. Moi aussi, j’ai à te parler. Au fait, il vaut mieux que cela soit tout de suite… et que je t’explique… ou du moins, que je tâche… Tais-toi, ne bouge pas!… Eh bien, oui, j’ai tué… tué par ordre! Ne pâlis pas ainsi, je t’en supplie… écoute-moi jusqu’au bout… Tu sais ce que je t’ai dit, n’est-ce pas? que je ne te parlerai plus, que je ne t’approcherai plus si tu veux… je serai simplement le chien de garde qui veille à la porte d’une maison… Donc, ma petite Violetta, avant que la bonté du Seigneur ne t’eût mise dans ma vie comme un rayon de soleil, j’exerçais mon métier sans savoir. L’official venait ou m’envoyait un ordre. Tantôt à Montfaucon, tantôt en Grève, des fois à la Croix-du -Trahoir, ou ailleurs, j’allais… on me livrait le condamné, la condamnée… Est-ce que je savais, moi?… La corde ou la hache, pour moi, ce n’étaient que deux instruments; moi, j’étais le troisième instrument, voilà tout… Que veux-tu que je te dise? Mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père, tous avaient tué. J’ai fait comme eux. C’était le métier de la famille…
Violetta écoutait, dans un tel saisissement qu’il lui eût été impossible de faire un geste. Claude fronça violemment ses énormes sourcils comme pour rassembler ses idées. Il pleurait. Les larmes coulaient sur son visage sans qu’il parût s’en apercevoir.
– C’était ainsi, continua-t-il. Et voilà qu’un jour, je te pris, je te ramassai, toute frêle, toute petite, et si jolie… Tu ne sauras jamais ce qui s’est passé dans mon cœur à cette minute où tu tendais tes mains à la foule…
– Je tendais… mes mains… à la foule?… murmura Violetta.
– Bien sûr! Et c’est moi qui te pris, puisque tu n’avais pas de père…
– Pas de père! cria Violetta secouée d’un tressaillement éperdu.
– C’est vrai… tu ne sais pas… je t’ai toujours menti…
Et avec un soupir atroce, tandis que Violetta, les yeux agrandis, le sein palpitant, le regardait avec une sorte d’épouvante, Claude, humblement, prononça:
– Je ne suis pas ton père…
Violetta porta vivement ses mains à ses yeux comme pour les garantir d’une lumière trop vive et murmura:
– Ô Simonne, ma pauvre mère Simonne, ton agonie a donc dit la vérité…
Elle demeura ainsi, le visage caché dans ses mains, tandis que Claude reprenait:
– Voilà. Je ne suis pas ton père. Tu vois que tu peux me quitter quand tu voudras. Maintenant, écoute. Avant que tu ne fusses mienne, avant que je ne t’eusse ramassée, pauvre petite abandonnée (Violetta frissonna), j’ignorais ce que c’est que la vie. Avais-je un cœur, une âme? Je ne savais pas… Mais quand tu fus à moi, un jour, tout à coup, je m’aperçus que je n’étais plus le même… J’eus horreur de tuer… Il y avait en moi quelque chose qui n’y était pas auparavant… La vue d’un gibet me fit trembler… Déjà je songeais à ce que tu penserais, à ce que tu dirais, si jamais l’affreuse vérité t’était révélée… Je commençai à souffrir… Je vis des spectres qui me maudissaient… Je crus retrouver la paix en me faisant relever de mes horribles fonctions… Ah! bien, oui! Plus que jamais, les spectres rôdèrent autour de moi… En vain je multipliai les aumônes; en vain, je fus assidu aux offices; mon cœur portait dès lors une plaie qui jamais ne se guérira… Et ce n’est que près de toi, dans notre petite maison de Meudon, que je me sentais redevenir un homme… Alors, Violetta, quand tu me souriais, je n’étais plus le malheureux qui tremble et frissonne, qui a peur de s’aventurer la nuit dans une pièce sans lumières… Une extase m’envahissait… et… pardonne-moi… il y avait des moments où je me figurais que tu étais vraiment ma fille…
Un râle déchira la gorge de Claude. Mais avant que Violetta eût pu dire un mot, il se hâta de continuer:
– C’était trop de bonheur encore pour moi… je te perdis: Ce que j’ai souffert en ces années de solitude et de désespoir, moi-même sans doute je ne pourrais le dire… Et voici qu’à l’heure où je te retrouve, au moment, à la minute où je puis espérer revivre encore… voici que tu apprends ce que j’ai été!… Je comprends bien maintenant que je n’ai pas assez expié, et que l’heure de l’absolution n’a pas sonné pour moi… Voilà… tu sais tout… Ce que je voulais te demander seulement, c’est de me permettre de te sauver… de te mettre en sûreté… Et puis, après, tu me renverras. Je pense bien que maintenant… maintenant que tu sais… je n’ai plus le droit de regarder… et que vraiment, tu ne peux plus m’appeler ton père!…
Claude baissa la tête. À genoux, affaissé sur lui-même, il était semblable à ces infortunés qu’il avait vus sur l’échafaud, tendant leur cou à la hache. Violetta laissa tomber ses mains; elle ouvrit ses yeux bleus où brilla une lueur d’aurore, et, de sa voix douce, câline et pure, de sa voix de jadis quand elle était toute petite, elle dit:
– Père… mon bon petit papa Claude… embrasse-moi… tu vois bien que tu me fais beaucoup de chagrin…
Claude releva brusquement le front. Il se mit à trembler.
– Q’as-tu dit? bégaya-t-il.
Violetta, sans répondre, saisit de ses deux petites mains les mains formidables du bourreau, le força à se relever avec l’irrésistible puissance d’une fascination de douceur et d’infini bonheur, et lorsque Claude, éperdu, balbutiant, transfiguré, livide de joie fut tombé dans le fauteuil, elle s’assit sur ses genoux, jeta ses bras autour de son cou, posa sa tête adorable sur sa poitrine, et répéta:
– Père… mon bon père… embrassez votre fille!…
Renversé en arrière, les yeux fermés, l’âme noyée d’extase, Claude sanglotait.