Nous ramenons maintenant le spectateur de ces drames, notre lecteur, au mystérieux palais de la princesse Fausta, au moment où Pardaillan y vient d’entrer, c’est-à-dire quelques minutes après la scène d’orgie que nous avons essayé de retracer, c’est-à-dire le soir même du jour où Violetta a été saisie dans le logis de Claude, c’est-à-dire enfin quelques heures après le pacte qui vient de se conclure entre Farnèse et l’ancien bourreau.
Dehors, dans l’ombre, Maurevert guette la sortie du chevalier, avec Picouic et Croasse. Quant au chien Pipeau, soit paresse, soit tranquillité instinctive sur le sort de son maître, après avoir stationné et aboyé juste le temps nécessaire pour acquitter sa conscience, il a repris sournoisement le chemin de la Devinière .
Quant aux acteurs principaux que le lecteur a entrevus pendant l’orgie, ils sont au nombre de sept qui nous intéressent: trois hommes et quatre femmes.
Le duc de Guise: nous l’avons laissé évanoui de rage dans le cabaret où il est tombé en poursuivant Catherine de Clèves, duchesse de Guise…
Le moine Jacques Clément… celui-là même qui, dans Notre-Dame, a rappelé le cardinal Farnèse à la vie: nous avons vu qu’il s’est enfui dans la salle d’orgie – et nous le retrouverons.
Le comte de Loignes, amant de la duchesse: il a été transporté mourant au logis de Ruggieri.
Marie de Lorraine, duchesse de Montpensier, sœur des Guise: par la porte de communication, elle a pénétré dans la maison Fausta.
Claudine de Beauvilliers (qu’est-ce que Claudine de Beauvilliers? Nous le saurons bientôt): elle a suivi le même chemin que la duchesse de Montpensier, c’est-à-dire que du cabaret de la Roussotte elle est passée dans le palais Fausta.
Marguerite, reine de Navarre, qu’on appelle encore la reine Margot: elle s’est élancée au-dehors et a disparu.
La duchesse de Guise enfin: elle est allée tomber dans les bras de Pardaillan, qui a frappé à la porte de fer, et qui vient d’entrer dans le sinistre vestibule où deux gardes veillent incessamment.
Fausta vient d’avoir un bref entretien avec Ruggieri, et elle rentre chez elle persuadée que le comte de Loignes va mourir. L’intérêt qu’elle peut avoir à la mort de l’un des plus redoutables séides d’Henri III se dégagera de lui-même dans la suite de ce récit.
La voici maintenant dans cette sorte d’élégant boudoir où elle a reçu Henri de Guise. Ses suivantes préférées: Myrthis et Léa sont là, guettant anxieusement un regard, un sourire de leur maîtresse. Mais le front de l’étrange princesse se couvre de nuages; ses sourcils d’un beau noir se froncent, son sein palpite… et les deux femmes tremblent.
– Ah! le misérable lâche! gronde celle qu’on appelle tantôt Sainteté, tantôt Souveraine. Être l’homme qui fait trembler la France, s’appeler Guise, voir sa femme sur les genoux de son mortel ennemi… et s’évanouir!… Ce soudard a des faiblesses de ribaude…
Elle médita plus profondément.
– Qui sait, murmura-t-elle, si pour moi il ne vaut pas mieux que le futur roi de France soit ainsi?… Mais cette femme… cette Catherine de Clèves… comment la ramener dans le vaste filet que j’avais tendu?…
Elle sortit en adressant à ses deux suivantes quelques mots en une langue étrangère.
Le palais se divisait en trois parties bien distinctes. À droite, c’étaient les somptueuses pièces officielles entourant la salle du trône. À gauche, c’étaient les appartements privés, plus féminins, plus élégants, moins sévères. Au fond, c’étaient des logis de gardes et d’officiers et de serviteurs, et puis la chambre des exécutions… C’était plus qu’un palais… c’était une ville, un organisme complet… une sorte de Vatican… c’était Rome au cœur de Paris…
C’est dans la partie privée que se trouvait alors Fausta. Elle longea lentement un long couloir. Elle semblait avoir repris toute sa sérénité. Elle s’arrêta devant une porte et murmura, pensive:
– Ici, la petite bohémienne… nous verrons!
Plus loin, devant une autre porte, elle songea:
– Ici, Claudine de Beauvilliers… la solution, peut-être!
Plus loin encore, devant une troisième porte, elle dit:
– Ici, Marie de Lorraine m’attend… J’ai à lui parler du moine!…
Plus loin enfin, devant une quatrième porte, sur les confins de la partie réservée aux gardes:
– Ici, le bohémien Belgodère… Un bon limier à lancer sur Farnèse…
Ainsi, avec une effrayante lucidité, cette femme étiquetait pour ainsi dire sa multiple pensée; son esprit se mouvait à l’aise dans le tourbillon de la vaste intrigue; elle semblait dominer les événements, et d’avance assignait son rôle à chacun des personnages qu’elle avait sous la main et qui, sans se connaître, allaient manœuvrer sur la même scène, dans le formidable croisement des drames qu’elle agençait…
Comme elle revenait sur ses pas et qu’elle passait devant le grand vestibule, tout à coup une voix sonore et railleuse parvint jusqu’à elle. Chaque porte de ce palais était truquée; chacune possédait un judas, un œil invisible… Fausta n’eut qu’à s’approcher pour voir ce qui se passait dans le vestibule. Elle eut une exclamation de joie et d’étonnement.
– Dieu est avec moi! murmura-t-elle.
Au même instant elle fit un signe: et sans doute ses servantes ne la perdaient jamais de vue dans ses évolutions, car aussitôt deux femmes accoururent, deux femmes françaises, celles-là. Elle leur donna quelques ordres à voix basse et rapide, puis ouvrit toute grande la porte du vestibule, où Pardaillan, soutenant dans ses bras la duchesse de Guise, disait leur fait aux deux gardes et leur reprochait leur inhospitalité…
– À Dieu ne plaise, dit Fausta, que quelqu’un ait frappé à ce logis et qu’il n’y ait pas trouvé les secours qui se doivent entre chrétiens. Entrez, monsieur: vous êtes le bienvenu… Mes femmes vont donner les soins nécessaires à votre dame que je vois pâmée…
Pardaillan remit la duchesse de Guise aux bras des deux femmes qui s’avançaient et qui, à l’instant, disparurent dans l’intérieur, entraînant ou plutôt portant Catherine de Clèves sans connaissance. Alors Pardaillan se découvrit, salua de l’un de ses gestes où il y avait une charmante et naïve emphase, une politesse royale et une aisance cavalière de routier.
– Madame, dit-il, je vous dois mille grâces. Sans vous, je me fusse trouvé fort embarrassé. Cette noble dame n’est point mienne…
– Cela se peut-il? dit Fausta, qui considérait le chevalier avec une attention soutenue.
– Voici l’histoire en deux mots: je passais, par hasard, devant cette maison, lorsque je vois accourir vers moi une femme qui crie et, fort effrayée par je ne sais quel danger, s’évanouit dans mes bras en implorant aide et assistance. Je vois ici une fenêtre éclairée. Je frappe. On m’ouvre enfin. J’explique la situation à deux dignes serviteurs que je m’excuse d’avoir quelque peu ébaubis. Et ladite situation, cette dame dans mes bras, vos deux domestiques effarés et complotant entre eux, moi réduit à l’impuissance et commençant à me trouver ridicule, la situation, dis-je, menaçait de devenir gênante, lorsque votre bonne grâce est venue tout arranger d’un mot et d’un sourire, ce dont le chevalier de Pardaillan a l’honneur de vous présenter sa gratitude émerveillée.
Ceci fut débité avec cette élégance de geste et de voix et cette imperceptible émotion comme poudrée de raillerie, qui n’appartenaient qu’à Pardaillan.
– Sire chevalier de Pardaillan, dit gravement Fausta de cette voix harmonieuse qui enveloppait comme une caresse, votre air et vos paroles me donnent le désir de vous connaître mieux que par l’échafaudage de quelques politesses. Ne me ferez-vous pas la faveur de vous reposer un instant chez la princesse Fausta-Borgia, étrangère venue à Paris pour s’y instruire des arts, des lettres, de la noble élégance de la gentilhommerie française…
Le chevalier jeta autour de lui ce rapide, profond et sûr coup d’œil de l’homme habitué à la prudence que donne le courage poussé à ses dernières limites.
«Qu’est ceci? grommela-t-il en lui-même. Un lieu d’amour?… Bien sinistre en tout cas!… Un coupe-gorge, peut-être?… Hum!… Voilà aussi, par la mortdiable, une créature par trop délicieuse, et d’invraisemblable beauté pour un tel cadre… Ma foi, je me laisse tomber! Tant pis s’il y a un précipice sous les fleurs!…»
Et s’inclinant avec une grâce altière, non sans laisser entrevoir une longueur démesurée de sa rapière, et appuyant sur la garde:
– Madame, dit-il, l’illustre nom de Borgia m’est garant qu’en fait d’arts et de lettres vous pourriez être notre éducatrice. Et quant à l’élégance, je ne pourrai guère vous offrir que celle d’un bon routier, qui n’a eu pour maîtres que la nécessité de l’heure, le hasard du jour, la tristesse et la joie de la solitude. Cela dit, madame, je me déclare à vos ordres.
Fausta fit un geste comme pour inviter le chevalier à la suivre, et pénétra dans l’intérieur. Pardaillan entra derrière elle.
«Oh! oh! songea-t-il par les magnificences au milieu desquelles il se trouvait soudain transporté, est-ce ici le Louvre royal?… Non, car le roi de France n’est pas assez riche pour entasser de tels trésors… Est-ce la demeure d’une guerrière?… Non, car ces parfums énervants sont plutôt ceux d’une magicienne d’amour. Est-ce le logis d’une courtisane? Non, car ces panoplies d’armes que je vois rutiler aux murs sont l’ornement d’une combattante et non d’une amoureuse! Que vois-je dans cette salle immense?… Un trône! Un trône d’or!… Oh!… Est-ce donc une reine?… Oui, par le ciel! car il y a une couronne au-dessus du trône!… Une couronne?… Non pas!… par tous les diables… une tiare! une tiare papale!…»