Pardaillan ébloui, transporté en pays de rêve et de mystère, palpitait. Pourquoi un trône? Pourquoi une tiare? Qu’était-ce que cette femme dont il admirait devant lui la démarche onduleuse et souple?… Cependant, il ouvrait l’œil. Il avait maintenant la vague intuition qu’il se trouvait en présence d’une redoutable énigme.
Fausta s’arrêta dans cette façon de boudoir où elle avait reçu le duc de Guise et qui était sans doute destinée aux étrangers. Elle s’assit sur ce siège de satin blanc où sa beauté fatale prenait un relief de précieuse médaille comme patinée par la douleur ambiante. Et avant que Pardaillan fût revenu de cet étonnement qui le subjuguait:
– Monsieur le chevalier, dit-elle, c’est vous qui, sur la place de Grèves, avez tenu tête à M. le duc de Guise, et lui avez joué ce tour dont tout Paris a parlé et s’est émerveillé…
– Moi, madame? s’écria Pardaillan jouant la stupéfaction et se demandant déjà s’il ne ferait pas mieux de s’en aller purement et simplement sans autre explication…
– C’est vous, monsieur le chevalier, qui avez entraîné Crillon à travers la foule des bourgeois, et avez conduit sa troupe jusqu’au-delà de la Porte-Neuve…
«Que la peste m’étouffe! songea Pardaillan. Qu’avais-je besoin de secourir cette mijaurée qui m’est tombée dans les bras! Madame, reprit-il tout haut, êtes-vous bien sûre que ce soit moi?…»
– J’ai tout vu; du haut d’une fenêtre, je prenais plaisir à voir la place encombrée de bateleurs et de marchands… j’ai tout vu, et je viens de vous reconnaître. Oui: c’est bien vous.
– En ce cas, madame, je me garderai bien de vous contredire. Ce serait en effet vous donner une piètre idée de cette gentilhommerie française que vous êtes venue étudier sur place.
Pardaillan, son premier étonnement passé, redevenait maître de lui-même. Il avait une physionomie de naïveté ingénue et paisible. Il regardait en face la princesse Fausta et n’en paraissait pas troublé. En réalité, il étudiait avec cette rapidité et cette sûreté que donne seule l’intuition et qu’aucune science ne peut faire acquérir. Quant à Fausta, il était impossible de savoir ce qu’elle pensait. Mais pour la première fois, elle voyait un homme soutenir son regard avec une dignité mêlée d’une impassible ironie… Et, à un battement plus rapide des cils, à un mouvement plus accentué du sein de marbre, peut-être eût-on pu deviner que pour la première fois elle était émue, et que la statue s’animait, à son insu sans doute…
– Monsieur, dit-elle, sur la place de Grève, je vous ai admiré…
– Parole précieuse, madame, car je vois à votre air que vos admirations doivent être rares.
– Votre épée est sûre, monsieur, dit Fausta surprise de tressaillir; mais votre coup d’œil est encore plus sûr. En effet, je n’admire qu’à bon escient. Venons donc au fait. Je vois que vous êtes un de ces hommes avec qui la franchise devient l’habileté suprême…
– Que va-t-il m’arriver? se dit Pardaillan.
– Lorsque, sur la place de Grève, je vous ai vu à l’œuvre, continua Fausta en essayant vainement de faire baisser les yeux du chevalier, j’ai pris aussitôt la résolution de m’enquérir de vous et de vous connaître. Le hasard me sert à souhait, et maintenant que je vous ai vu de près, je me confirme dans mes résolutions.
– Ah! madame, vous m’aviez fait l’honneur de prendre des résolutions à mon égard?…
– M. de Guise doit vous haïr de haine mortelle, dit lentement Fausta.
– De haine, oui! fit le chevalier froidement; de haine mortelle, non; car si la haine de M. de Guise était mortelle, il y a longtemps que je serais mort…
– S’il vous hait depuis longtemps, raison de plus pour faire votre paix avec lui…
– Vous voulez dire, madame, qu’il serait sage à lui de faire sa paix avec moi?
Fausta jeta un regard plus aigu sur la figure étincelante de cet homme qui osait parler ainsi du maître de Paris. Dans ces yeux d’acier, elle ne vit aucune fanfaronnade. Sur ce front calme, elle lut une sereine intrépidité…
– Monsieur, dit-elle tout à coup, si vous voulez mettre votre épée au service du duc de Guise, je vous jure, moi, que non seulement il oubliera tout ressentiment, mais encore qu’il fera de vous un puissant seigneur…
– Il faudra donc, dit paisiblement le chevalier, qu’il touche cette main que voici?…
Et il tendit sa main droite.
– Il la touchera, fit-elle en souriant.
– Permettez-moi, madame, d’avoir meilleure opinion que vous d’un homme qui sera, demain peut-être, roi de France, dit Pardaillan avec cette tranquillité qui était son élégance, à lui. M. de Guise ne peut toucher la main qui l’a touché au visage…
Fausta éprouva un des ces frémissements qui venaient de l’agiter déjà deux ou trois fois.
– Vous avez fait cela! murmura-t-elle, vous avez souffleté le duc de Guise!…
– Dans une circonstance qu’il vous racontera lui-même, si vous le lui demandez. Il vous dira que lui, chevalier de Lorraine, haut seigneur, le premier du royaume après les princes du sang et peut-être même avant, n’a pas hésité à pénétrer avec une troupe armée et nombreuse dans la maison d’un vieillard sans défense, blessé, presque mourant. Il vous confessera qu’il a eu ce courage, lui, Henri Ier de Lorraine, de faire assassiner dans son lit ce malheureux. Il vous dira qu’il poussa la magnanimité jusqu’à jeter par la fenêtre le cadavre sanglant de l’amiral Coligny. Il vous dira enfin que sur ce front livide du mort, lui, l’homme de la chevalerie élégante, posa son talon; rude victoire, madame! Et ce ne fut pas la payer trop cher, du soufflet qui jaillit alors, si j’ose dire, de la main que voici!…
– Le duc défendait la cause de l’Église! dit sourdement Fausta.
– De quelle Église, madame?… Il y en a au moins deux…
Pardaillan avait prononcé ces derniers mots sans autre intention qu’une innocente raillerie. Mais Fausta pâlit soudain.
– Comment savez-vous qu’il y a deux Églises, vous? gronda-t-elle de cette voix si dure qu’à peine pouvait-on concevoir qu’elle sortît de cette bouche si délicate.
– Deux Églises! murmura Pardaillan étourdi. Que veut dire cela?…»
Est-ce que cet homme serait un espion!» songeait Fausta.
«Oh! oh! se disait le chevalier, est-ce que cette femme serait le chef occulte de la Sainte Ligue… Est-ce que Guise ne serait qu’un instrument!… Est-ce que la Ligue serait une nouvelle Église!… Ce merveilleux palais, ce trône surmonté d’une tiare… ces clefs symboliques brodées sur les tentures… Oh! mais, c’est fabuleux ce que je vais penser là!… Ce palais… ce serait donc… le palais d’un pape!… un autre pape que Sixte Quint!… Un pape installé à Paris!… Allons, allons, sornettes et visions!…»
Dans ce bref instant où ils songeaient ainsi, ils s’étaient regardés, plus profondément étudiés, tâtés comme deux lutteurs. Fausta avait rapidement pris son parti. De son examen, il résulta à ses yeux que Pardaillan devait être un de ces routiers comme il y en avait tant alors, s’attachant au plus offrant, et mourant pour le dernier enchérisseur… mais un routier héroïque, capable d’entreprises extraordinaires: une épée invincible qu’il s’agissait d’acheter à tout prix.
– Chevalier, reprit tout à coup Fausta, si vous ne pouvez être à M. de Guise peut-être ne refuseriez-vous pas de servir un autre maître?
– Cela dépend du maître, madame, fit Pardaillan de son air le plus ingénu. Qu’est-ce que je suis, moi? Un homme qui ne demande qu’à s’amuser, et qui s’ennuie dans la vie… J’avoue d’ailleurs que si je m’ennuie, c’est un peu par ma faute. J’ai rêvé jusqu’ici les hommes plus grands qu’ils ne sont. Ah! si je tombais sur quelque terrible chevalier au cœur indomptable, à l’esprit de diamant, aux pensées vastes, qui me demanderait de l’aider à renouveler le monde!… Oui, cela m’amuserait… Mais je dois confesser que, comme Diogène, j’ai pris en vain ma lanterne. J’ai vu de très près des gens qui de loin me semblaient formidables soit par leur méchanceté, soit par leur générosité. Or, il s’est passé un phénomène bien curieux, madame… À mesure que je m’approchais, ces géants perdaient de leur taille et de leur envergure. Et quand enfin, arrivé près d’eux, j’ai levé la tête en tremblant, je ne les ai plus vus! Je regardais trop haut, madame… Il m’a fallu baisser les yeux jusqu’à hauteur des miens… quand je n’ai pas dû les baisser plus bas… Voyons, madame, le maître que vous avez à me proposer est-il celui qu’attend le monde?…
Pardaillan parlait avec cette large poésie qui lui était naturelle. Son visage gardait son habituelle expression d’ironie à froid; parfois seulement, elle s’illuminait d’un rapide éclair. Et ce n’était pas seulement sa parole souple et nerveuse qui donnait cette impression d’étrangeté de force et en même temps de raillerie qui séduisait, étonnait et frappait l’imagination; c’était toute son attitude, la noblesse de la physionomie, la sobriété du geste; la beauté de cet homme si peu pareil aux autres hommes.
Fausta le regardait, l’écoutait. Et quand il eut fini de parler, quand elle s’interrogea, stupéfaite de sentir au fond d’elle-même elle ne savait quoi qui palpitait, elle gronda presque avec rage: