L L’AUBERGE DU PRESSOIR DE FER
Que faisait pendant ce temps celui qui était cause de ces terreurs, cause aussi des événements qui allaient se précipiter – uniquement parce qu’il avait eu l’idée de visiter la Bastille? Pardaillan, nous gémissons de l’avouer, Pardaillan mangeait un pâté d’anguilles à l’auberge du Pressoir de fer . Occupation, certes, qui n’avait rien d’héroïque.
Nous avons vu que Pardaillan et Charles d’Angoulême, en sortant de la Bastille, avaient enfilé la rue Saint-Antoine. Elle était pleine de groupes effarés qui criaient aux armes et couraient aux remparts. Grâce à cette foule, grâce à cet effarement, ils passèrent inaperçus dans les groupes. Au bout de cinq cents pas, Pardaillan s’arrêta soudain et s’accota à un mur.
– Qu’avez-vous? dit Charles. C’est l’émotion, n’est-ce pas, cher ami?… ou plutôt… la perte du sang!…
– Non, fit Pardaillan, j’ai faim, voilà tout!
Et comme le jeune duc demeurait interloqué:
– Eh! pardieu, je voudrais vous y voir! Voilà quarante-huit heures que je n’ai pas mangé!
– Nous ne sommes pas loin de la rue des Barrés, dit Charles, mais j’ai tout lieu de supposer qu’après ce qui m’est arrivé mon hôtel est pour nous deux la retraite la moins sûre de tout Paris…
– Au fait, dit Pardaillan qui, à ces mots, fit un effort pour surmonter sa faiblesse, que diable vous est-il arrivé? Comment se fait-il que vous ayant laissé galopant le long de la Seine, et ayant entraîné à mes trousses toute la bande enragée, je vous aie retrouvé dûment embastillé?
– Entrons dans ce cabaret, fit Charles en poussant un soupir, et je vous raconterai mon malheur tout en nous restaurant de notre mieux; car, ajouta-t-il, moi aussi j’ai faim.
– Et soif! conclut Pardaillan. J’enrage de soif… Un instant, mon duc! Avez-vous de l’argent? moi, je n’ai pas le moindre ducaton, le plus maigre liard [17] .
Charles se fouilla vainement.
– Les scélérats m’ont dépouillé, quand ils m’ont descendu dans leur cachot, dit-il.
– En ce cas, dit froidement Pardaillan, il nous faut aller à votre hôtel, quoi qu’il en puisse advenir.
Ils se dirigèrent donc vers la rue des Barrés que Pardaillan, d’un coup d’œil prompt et sûr, examina soigneusement avant que d’y pénétrer. La rue était parfaitement déserte et formait un recoin paisible dans la grande rumeur de Paris. Ils entrèrent dans l’hôtel où le chevalier se restaura séance tenante de deux grands coups de vin.
Charles conduisit Pardaillan dans une chambre qui avait été la pièce où son père aimait à se reposer et où il couchait lorsqu’il avait peur de dormir au Louvre. Le jeune duc ouvrit une de ces vastes et profondes armoires sculptées, comme on en faisait dans ces temps. Là, il y avait des pourpoints, des chausses, des hauts-de-chausses, des justaucorps et des manteaux, de quoi habiller de pied en cap une douzaine de gentilshommes, costumes de velours, de drap, de soie, chapeaux et toques, cols à l’ancienne mode, écharpes…
– Cher ami, dit le petit duc, voici des vêtements qui ont appartenu au feu roi Charles IX. Nul n’y a touché, sinon ma mère qui aimait à les sortir parfois de cette armoire, et se plaisait à les brosser elle-même. Vous êtes en loques. Voyez donc si, de toutes ces pièces, vous pourrez vous composer un costume.
Pardaillan contempla la royale friperie, puis ramena son œil attendri sur le jeune duc.
– Et vous? fit-il.
– Oh! moi, je n’oserais toucher à ces reliques. Mais vous, Pardaillan…
– Je vous remercie, monseigneur, dit le chevalier, avec cette extrême froideur de ses minutes d’émotion; mais, si je ne me trompe, Sa Majesté Charles IX avait une finesse de taille qui…
– C’est vrai! fit Charles d’Angoulême, et je ne songeais plus que ces habits de roi sont trop petits pour vous.
Il décrocha une de ces longues et solides rapières comme Charles IX, grand amateur d’armes, en possédait quelques-unes.
– Prenez au moins cette épée que mon père, a portée, dit-il.
– Ah! pour cela, oui! fit Pardaillan, qui examina la lame, la fit ployer, essaya la garde à sa main et, finalement, la ceignit avec une satisfaction qui fit briller de plaisir les yeux de Charles.
Le jeune homme alors, passant dans sa chambre, se hâta de s’habiller, de pied en cap, car lui-même était en guenilles, si Pardaillan était en loques. Puis il rejoignit le chevalier en disant:
– J’ai ordonné à mes gens de nous préparer un de ces bons dîners comme vous les aimez; dans une demi-heure nous pourrons nous mettre à table, et nous causerons, Pardaillan… car nous avons bien des choses à nous dire.
– Hum! Nous causerons tout aussi bien dehors, et quant à dîner, nous nous contenterons de la cuisine du premier cabaret venu. J’ai remarqué une chose, monseigneur, c’est que ceux qui, comme nous, ont besoin de se cacher, ne sont jamais plus en sûreté que sous la voûte du ciel et parmi la foule de badauds. Partons donc, puisque vous voilà équipé… et muni d’or, j’espère?
Pour toute réponse, Charles étala sur la table deux cents doubles ducats d’or dont il prit la moitié, tandis que Pardaillan mettait l’autre moitié dans les poches de sa ceinture de cuir.
En sortant de l’hôtel, le chevalier entra dans une friperie de la Mortellerie et y fit emplette d’un costume que la marchande assura avoir été fait pour l’illustre Henri de Guise lui-même, lequel n’en avait pas voulu parce qu’il le jugeait trop lourd.
– Je le prends, dit Pardaillan, car je suis des amis de ce grand homme.
Il compléta son équipement par une bonne cuirasse de cuir de bœuf et par un manteau. Alors ils se mirent en quête d’une taverne assez solitaire pour qu’ils y fussent en sûreté.
– Maintenant que nous voilà à peu près tranquilles, dit Charles en marchant, je voudrais avant tout vous prier de me répéter un mot que vous m’avez dit lorsque vous m’êtes apparu dans ce cachot où je pensais mourir. C’est au nom de Violetta vivante que vous m’avez commandé le silence…
Charles s’arrêta, tout pâle. Cette question, évidemment, le tourmentait, depuis une heure qu’ils avaient quitté la Bastille, et c’est à peine s’il osait la poser.
– Oui, dit vivement le chevalier, par tout ce que j’ai entendu, sûrement, Violetta est vivante…
Le jeune duc respira longuement.
– Et qu’est-elle devenue? s’écria-t-il avec cette belle confiance qui lui laissait espérer que Pardaillan allait, par la main, le conduire à sa fiancée.
– Ce qu’elle est devenue? dit Pardaillan, nous allons chercher à le savoir quand vous m’aurez expliqué ce qui vous est arrivé. Mais un mot d’abord: connaissez-vous le sire de Maurevert?
– Je l’ai vu à Orléans quand le duc de Guise y passa.
– Bon. Eh bien! si jamais vous revoyez cet homme, en quelque lieu que ce soit, tâchez de vous emparer de lui…
– Un bon coup de dague ou d’épée… Pardaillan, je sais que vous le haïssez.
– Non, non! fit Pardaillan avec un singulier sourire; ne le frappez pas… et puis, tenez, je crois que Maurevert est à l’abri de tout péril… parce qu’il faut… parce qu’il est juste que je puisse lui dire deux mots avant qu’il ne meure. Mais enfin, si vous le voyez, saisissez-le tout vif, et me l’amenez; si nous n’avons pas d’ici là retrouvé celle après qui vous courez, Maurevert nous donnera de précieuses indications: il faut que nous retrouvions Maurevert!
Charles se demanda ce qu’il pouvait bien y avoir de commun entre Maurevert et Violetta. Pardaillan se garda bien de lui raconter ce que Maurevert lui avait dit dans le cachot, à savoir que lui, Maurevert, était devenu le mari de la petite bohémienne.
– Mais, enfin, reprit Charles, expliquez-moi d’abord comment, m’ayant fait donner rendez-vous à Saint-Paul…
– À Saint-Paul?…
– Oui! où vous deviez m’attendre avec le prince Farnèse et maître Claude.
– Le prince Farnèse et maître Claude!… Ah! ah! s’écria Pardaillan, frappé par ces deux noms qu’avait prononcés Maurevert dans le cachot.
– Oui, reprit Charles; Farnèse, le père de Violetta… et Claude, ce mystérieux inconnu qu’elle semble chérir et vénérer…
– Donc, je devais vous attendre à Saint-Paul avec Farnèse et Claude? Et je vous y ai fait donner rendez-vous?
– Par la dame d’Aubigné, qui m’est venue voir de votre part…
Alors, Pardaillan songea à ce que lui avait dit Maurevert; que Farnèse et Claude étaient enfermés dans le palais de la Cité pour y mourir de faim. Charles raconta la visite qu’il avait reçue et ce qui s’en était suivi jusqu’à la scène nocturne dans Saint-Paul.
– Très bien, fit Pardaillan, qui avait écouté attentivement. Maintenant, monseigneur, je vais vous apprendre deux choses: la première, c’est que je n’ai pu vous donner aucun rendez-vous avec Farnèse et maître Claude, puisque je n’ai jamais vu ce Claude, puisque je n’ai pas revu celui qui s’appelle prince Farnèse, depuis l’abbaye de Montmartre, puisque enfin, deux heures après vous avoir quitté, j’étais arrêté à l’auberge de la Devinière !