Maître Claude, laissant le prince Farnèse dans le pavillon que nous avons signalé, s’était éloigné en traversant le potager. Deux ou trois vieilles femmes aux costumes sordides presque en haillons travaillaient dans ce terrain. Ces femmes aux traits flétris, c’étaient des religieuses du couvent. Elles virent parfaitement Claude qui passait. Mais, chose bizarre, elles ne firent aucune observation, bien que l’entrée du couvent fût interdite aux hommes.
Mais, nous l’avons dit, tout était étrange dans cette retraite qui ressemblait aussi peu que possible à une retraite monastique. Seulement l’une des vieilles, en enfonçant sa bêche dans la terre, d’un geste rude qui rappelait beaucoup mieux la paysanne des champs que la religieuse habituée à de pieux exercices, maugréa quelques sourdes paroles contre la jeunesse dévergondée, les malheurs du temps, et la dure extrémité où étaient réduites les bénédictines.
– Heu! grommela la sœur à qui s’adressaient ces doléances, il ne faut pas trop nous plaindre. Que deviendrions-nous, si de temps à autre, quelque riche cavalier, entré par la brèche, puisque c’est le passage convenu, ne venait…
– Fi! ma sœur!… Ah! nous vivons dans une bien triste époque. Il n’y a plus de frein aux passions. Le couvent réduit à la misère doit encore, par surcroît, abriter le dévergondage de nos jeunes sœurs… quand ce n’est pas l’abbesse elle-même qui leur donne l’exemple!
– Hélas! il faut se résigner, car sans cela, nous mourrions de faim, et il nous faudrait mendier comme l’an passé.
Claude connaissait sans doute les étranges mœurs de ce couvent qui, même en cette époque, était une exception, une sorte d’anomalie. Il ne semblait prendre aucun soin de se cacher. Ayant traversé le potager qui était assez bien entretenu et planté d’un certain nombre d’arbres fruitiers, maître Claude parvint aux bâtiments à demi effondrés. Il passa sous une voûte, et là se rencontra avec une jeune et jolie fille au costume laïque et quelque peu sommaire.
Et cette fille au sourire effronté, aux yeux hardis, qu’on n’eût pas été surpris de voir dans une des innombrables maisons de débauche qui pullulaient dans le vieux Paris, c’était encore une religieuse. Elle se planta résolument devant maître Claude et, d’une voix câline, demanda:
– Ce beau cavalier est sans doute de l’escorte qui vient de s’arrêter devant le grand porche?
– En effet, dit maître Claude.
– Et vous avez passé… par la brèche? fit-elle en clignant des yeux. L’entrée du porche est interdite aux hommes, mais ceux qui savent… vous saviez, sans doute?
– Oui; je suis passé par la brèche, parce que je savais.
– Et le beau cavalier, reprit la fille avec un sourire, vient sans doute voir une de nos sœurs?
– Je viens voir madame l’abbesse, dit Claude.
– Oh! quelle voix morne et quel mortel regard vous avez! reprit la fille en frissonnant. Madame l’abbesse? Elle est en conférence avec la noble princesse qui s’intéresse à notre pauvre maison.
– Justement. Je suis de la suite de la princesse, et j’ai ordre de venir la retrouver.
– Ah! c’est différent. Passez, mon brave. Moi, je vais me promener un peu à la chapelle.
La chapelle, en effet, avait été transformée en une sorte de promenoir. La jolie fille, ayant esquissé une chiquenaude et pivoté gentiment, s’en alla. Mais, avant de s’éloigner, elle montra à Claude deux sœurs qui débouchaient sous la voûte, et lui dit:
– Si vous allez chez l’abbesse, vous n’avez qu’à suivre ces deux sœurs…
Celles-ci étaient vêtues en religieuses. Elles marchaient lentement, la tête baissée et les bras croisés. Car, chose plus fantastique encore que tout le reste, dans ce couvent, il y avait quelques sœurs demeurées pures, accomplissant avec zèle tous les exercices imposés à leur communauté par la règle. D’ailleurs, elles non plus ne parurent s’étonner ou se scandaliser de la présence d’un homme. Seulement, elles baissèrent davantage les yeux.
Entre ces deux femmes, marchait silencieuse, de son allure à la fois raide et glissante, la bohémienne au masque rouge… Saïzuma. Claude les laissa passer. Puis, quand il les vit monter un large escalier, il se mit à les suivre. Les deux religieuses longèrent un couloir et frappèrent à une porte qui s’ouvrit. Alors, elles prirent chacune Saïzuma par une main et entrèrent. Quelques instants plus tard, elles sortirent et s’éloignèrent lentement. Saïzuma était restée à l’intérieur. Alors, maître Claude s’approcha de la porte. Mais là il s’arrêta et passa ses deux mains sur son front. L’absence de tout obstacle, la facilité avec laquelle il marchait à l’événement terrible lui causaient une angoisse qu’il n’eût pas éprouvée s’il lui avait fallu traverser mille dangers pour arriver jusque-là… Et puis il éprouvait un sourd malaise qui ne venait pas de la situation elle-même, mais d’autre chose… de quoi?
Claude avisa à quelques pas une porte entrouverte; il y alla, poussa et se trouva dans une étroite pièce sans meubles où régnait une demi-obscurité. Dans cette solitude et cette obscurité, Claude, les bras croisés, la tête penchée, se prit à songer. Que venait-il faire là?…
Tuer. Ou tout au moins s’emparer d’une femme qu’il allait livrer au prince Farnèse. Était-ce de cette pensée que lui venait ce malaise?… Non! Une haine terrible l’animait contre Fausta. La meurtrière de sa fille devait mourir. Alors, qu’avait-il vu qui eût frappé son imagination? Il lui semblait que des souvenirs confus et lointains s’agitaient au fond de sa mémoire.
«Cette bohémienne, songea maître Claude, cette bohémienne qui marchait entre deux religieuses, a une allure que je reconnais; il me semble que j’ai vu déjà ces cheveux ainsi dénoués et cette démarche…»
Il médita longtemps sur ce sujet, ayant oublié à ce moment Farnèse et Fausta.
«C’est étrange que l’aspect de cette inconnue m’ait frappé à ce point, reprit-il enfin en secouant la tête. Ah çà! pourquoi? Qu’est-ce que peut me faire à moi cette bohémienne?… Allons!»
* * * * *
Les deux religieuses conduisant Saïzuma étaient entrées chez l’abbesse. Elles s’inclinèrent froidement devant Fausta et avec tout le respect dû à une supérieure devant Claudine de Beauvilliers.
– C’est bien, mes sœurs, dit celle-ci, vous pouvez vous retirer.
– Madame, dit alors l’une des religieuses, deux hommes viennent encore d’entrer sur le territoire de la communauté.
– Hélas, fit Claudine, les murs de notre pauvre couvent sont en ruine. Comment pourrions-nous empêcher ces incursions de l’Amalécite? Tout ce que nous pouvons faire, c’est de prier. Allez prier, mes sœurs, allez…
Cette réponse impudente, Claudine la fit sur un ton de douloureuse piété. Les deux sœurs, qui n’avaient d’ailleurs parlé que pour l’acquit de leur conscience, s’inclinèrent et sortirent. Sans doute Fausta était au courant des mœurs extraordinaires de ce couvent, car elle ne parut nullement étonnée. Seulement, tandis que les sœurs se retiraient, elle dit:
– Le jour est proche, madame l’abbesse, où vous pourrez relever les murs de Jérusalem et rebâtir le temple qui abrite ces saintes filles. N’oubliez pas qu’un revenu de cent mille livres est assuré à votre couvent, du jour où nos projets auront été bénis par Dieu.
L’œil de Claudine étincela. Fausta, déjà, s’était tournée vers Saïzuma et l’examinait en silence. La bohémienne s’approcha d’elle, lui prit la main, et lui dit de sa voix morne:
– Voulez-vous savoir votre bonne aventure?…
– Non, dit Fausta. Mais si tu veux, je te dirai la tienne. Car moi aussi je sais lire dans la main les événements passés.
Saïzuma considéra avec étonnement la femme qui lui parlait ainsi avec une douceur d’accent qui fondait son cœur et une autorité qui la subjuguait.
– Qui es-tu? demanda-t-elle. Es-tu de bohème comme moi?…
– Peut-être, dit Fausta. Mais puisque je te parle à visage découvert, ne peux-tu retirer ton masque?
Saïzuma secoua la tête.
– Mon masque est rouge, mais si je le retire, on verra que mon visage est pourpre de honte. Je ne veux pas qu’on voie ma honte et ma terreur… Tous ceux qui étaient dans l’église cathédrale et sur la place de Grève m’ont vue… Oh! j’ai honte! ajouta-t-elle en se cachant vivement le visage comme si son masque eût été insuffisant.
– L’église cathédrale! murmura Fausta en tressaillant. La place de Grève!… Oh! serait-ce bien elle?…
Elle ajouta tout haut, en étudiant l’effet de ses paroles:
– Et puis, peut-être tu redouterais d’être reconnue par le bourreau?
Saïzuma eut un geste d’indifférence et de dédain:
– Le bourreau n’est rien, dit-elle. Il ne m’a pas fait de mal. Il n’a pas broyé mon cœur. Que peut-il contre moi? Il ne peut que m’enlever la vie. Celui que je redoute, c’est l’imposteur qui a tué mon âme…
Elle frissonna.