Belgodère avait achevé la nuit sur la place de Grève, suivant les allées et venues des aides qui construisaient les machines destinées au supplice de Madeleine et Jeanne Fourcaud. Ces machines, d’une formidable simplicité, consistaient en deux potences pareilles à toutes les potences.
Seulement, autour de chacune de ces potences, on avait entassé des fascines méthodiquement disposées, et au-dessus des fascines, des pièces de bois sec. Cela formait deux grands cubes très réguliers, semblables à ces amas de bois que les bûcherons arrangent pour les vendre par stères.
À la corde, on pendait le ou la condamnée. Puis, on mettait le feu aux fascines. Les flammes montaient, enveloppaient le corps, brûlaient enfin la corde; le corps tombait dans le brasier et achevait de se consumer.
Belgodère assista donc à ces préparatifs. Lorsque les deux bûchers furent terminés autour des deux potences, il vit que les mêmes ouvriers édifiaient un large échafaud auquel on accédait par quatre marches et qui fut entièrement recouvert d’un tapis.
– Pour qui cette estrade? demanda-t-il à l’un des travailleurs.
– Ne savez-vous pas que le fils de David et toute sa suite doivent assister au supplice des Fourcaudes?
– Le fils de David? Ah! Ah!… Le fils de David! diable! Et qui est ce fils de David?
– Mgr de Guise, fit dédaigneusement l’ouvrier. Mais d’où sortez-vous donc, mon brave homme?
Belgodère éclata de rire.
– C’est un fou, grommela le travailleur en s’éloignant.
Belgodère n’était pas fou. Simplement, il songeait ceci:
– Allons, bon! La fête sera complète. Guise assistant au supplice de Violetta!… Fameux!
Cependant, le jour venait, et à mesure que la lumière inondait la place, elle se remplissait peu à peu de monde. De tous les coins de Paris, des groupes endimanchés et rieurs arrivaient et prenaient place. Comme le disait Belgodère, c’était une fête qui se préparait. Des marchands de flans et d’hydromel circulaient dans la multitude. Le peuple riait.
Vers huit heures, une compagnie d’archers de la Ligue s’avança sur la place. Des acclamations retentirent: le moment approchait. On ne riait déjà plus dans la foule devenue houleuse. Les archers évoluèrent. Une partie se massa autour de l’estrade où Guise devait prendre place. Les autres allèrent dégager les abords de la rue Saint-Antoine par où devait arriver les condamnées.
Belgodère allait et venait dans cette multitude. Un livide sourire crispait ses lèvres. Il lui semblait que cette masse énorme de peuple était là pour célébrer sa vengeance. Et quand il entendait monter les cris de mort contre les Fourcaudes, il hochait la tête comme si on l’eût acclamé lui-même.
«Ô mes filles, songeait-il, Flora, ma pauvre Flora, belle comme une fleur… et toi, Stella, qui devait être l’étoile de ma vie, où êtes-vous? À qui l’infernal bourreau vous donna-t-il jadis?… Que n’êtes-vous là pour voir votre père préparant sa vengeance et la vôtre!…»
Il s’était approché de cette partie de la place qui bordait le fleuve et qui était la grève proprement dite. Là, une litière venait d’arriver.
Elle s’était placée de façon que les personnes qu’elle contenait pussent embrasser toute la scène: la place noire de cette foule plus agitée maintenant, où couraient les grondements du peuple qui s’excitait, s’exaspérait de la vue même des bûchers; la grande estrade entourée d’archers; les deux gibets émergeant des bûchers et dominant les flots sombres de la multitude, comme des signaux d’écueils, en mer. Une vingtaine d’hommes armés d’épées et de poignards entouraient cette litière, dont les rideaux de cuir étaient fermés.
Un instant, ces rideaux s’entrouvrirent, et Belgodère aperçut l’intérieur tapissé de satin blanc. Une tête pâle se montra, puis disparut… une tête pâle d’où jaillit le double éclair d’un regard flamboyant. Mais si rapide qu’eût été cette apparition, le bohémien l’avait reconnue:
– La Fausta! murmura-t-il.
À ce moment, une fanfare de trompettes retentit sur la place, des exclamations délirantes éclatèrent dans un roulement de tonnerre, les femmes agitèrent leurs écharpes, les hommes leurs chapeaux ou leurs bonnets; de la rue du Temple débouchait un quadruple rang de cavaliers aux toques ornées de touffes de plumes, aux pourpoints de soie cramoisie sur lesquels se détachait l’écusson de Guise avec ses merlettes aux chevaux richement caparaçonnés d’étoffes brodées d’or; ils levaient vers le ciel le pavillon de leurs trompettes ornées de pavillons de velours où se répétait l’écusson ducal de Lorraine et leur éclatante fanfare semblait annoncer la venue de quelque roi tout-puissant.
Derrière eux venaient les gardes particuliers d’Henri de Guise, somptueusement vêtus de drap d’or, portant à l’épaule d’étincelantes hallebardes. Puis le capitaine des gardes et les officiers à cheval.
Et enfin, seul dans un large espace laissé vide, monté sur un magnifique alezan aux naseaux de feu, vêtu de soie blanche, le manteau cramoisi les épaules, les rênes dans une main, le chapeau à l’autre, faisant exécuter à sa monture d’élégantes courbettes, souriant aux femmes, aux hommes, à la foule délirante, aux fenêtres garnies de têtes enthousiastes, superbe vraiment, le duc de Guise apparaissait, soulevant sur son passage une longue rumeur de vivats.
Derrière lui, la foule de ses gentilshommes avec des costumes de parade étincelants de broderies, passaient dans un cliquetis d’éperons et d’épées, dans le froufrou de leurs manteaux de soie ou de satin aux éclatantes couleurs.
C’était un splendide spectacle, une prodigieuse mise en scène: le chatoiement des étoffes, l’étincellement des broderies, l’éclair des aciers argentés, les chevaux caparaçonnés qui hennissaient et levaient haut le genou, Guise resplendissant, enivré, qui saluait avec une grâce altière, les gentilshommes fardés, frisés, caracolant, les trompettes qui sonnaient la gloire, les fleurs qui tombaient des fenêtres, et la foule énorme, passionnée, délirante dont la voix de tonnerre montait au ciel en une terrible acclamation.
Henri de Guise et ses gentilshommes mirent pied à terre et prirent place aussitôt sur les sièges de l’échafaud élevé en face des deux bûchers et presque au même instant, au loin, du fond de la rue Saint-Antoine, arrivèrent en rafales sinistres des mugissements sourds, et c’étaient des cris de haine et de mort… c’étaient les deux condamnées qu’on allait livrer à la justice du peuple et qu’on amenait au supplice…
Alors Belgodère regarda la grande horloge de l’hôtel des prévôts: elle marquait bientôt dix heures!… Il se tourna vers la maison que lui avait signalée Fausta. Elle était sombre et muette, fenêtres et portes closes, avec un visage tragique au milieu de toutes les faces de maisons aux fenêtres ouvertes desquelles se penchaient des femmes agitant des écharpes ou jetant des fleurs.
– Il est temps! dit Belgodère.
Il marcha droit à la maison fermée, heurta rudement. La porte s’ouvrit aussitôt. Un serviteur vêtu de noir apparut et, avant que le bohémien eût ouvert la bouche, demanda en hâte:
– Est-ce vous qui venez de la part de la princesse Fausta?
– Oui, dit Belgodère étonné.
– Venez! venez! monseigneur se meurt d’angoisse à vous attendre!
– Ah! il m’attend! fit Belgodère stupéfait.
Mais déjà le serviteur l’entraînait, lui faisait monter un large escalier et ouvrait une porte; le bohémien se trouva devant l’entrée d’une vaste pièce à demi-obscure. Il écarquilla les yeux et son regard ardent parcourut la pièce. Il vit le prince Farnèse qui, les traits bouleversés, venait à sa rencontre. Puis, dans ce regard, une flamme sauvage s’alluma soudain, et il gronda dans une sorte de rugissement de joie furieuse:
– Il est là!…
Il!… C’était Claude!
Oui, Claude était là. Depuis le pacte qu’ils avaient signé, le prince Farnèse et maître Claude, le cardinal et le bourreau vivaient, ou du moins se voyaient à tout moment, unis dans une commune pensée: tuer Fausta qui avait tué Violetta.
Lorsque Farnèse eut reçu, dans la nuit qui venait de s’écouler, la lettre de Fausta qui lui annonçait que sa fille était vivante, Claude se trouvait près de lui. Le reste de cette nuit fut pour les deux hommes une de ces effroyables séries d’angoisses qui font blanchir les cheveux, une de ces tempêtes de sentiment où le flux d’espoir, les reflux de désespoir ballottent l’âme. Silencieux, livides, ils se regardaient, n’osant s’interroger ni se communiquer leurs pensées.
Pour Claude, Violetta était une adoration; la possibilité qu’elle fût vivante et qu’il pût la revoir, l’avait assommé. Pour Farnèse, Violetta vivante, c’était la possibilité du pardon de Léonore. Pour tous les deux, c’était la vie… le retour à la vie au moment où tout était mort en eux.
Lorsque le jour se leva et filtra à travers les volets fermés, ils se virent si changés, si pitoyables avec des visages empreints d’une telle angoisse qu’ils se firent peur. Farnèse, le premier, secoua cette torpeur morbide et, appelant un serviteur, lui donna des ordres.