LII PIPEAU, CROASSE, PICOUIC ET CIE
L’enchaînement des péripéties de ce récit nous oblige maintenant à revenir deux jours en arrière, c’est-à-dire au moment même où Pardaillan, ayant démoli les fortifications qu’il avait élevées à l’intérieur de la Devinière , franchissait le perron et se rendait au duc de Guise. Ce moment, c’était celui où Huguette tombait à genoux et murmurait:
– Il faut que je le sauve!…
C’était aussi le moment où le sieur Croasse, après son héroïque bataille contre une horloge d’abord et ensuite contre un chien, s’était attablé dans la cuisine de la Devinière , persuadé que ses innombrables ennemis étaient en fuite. Et en effet, le silence qui s’établit dans la rue lorsque le duc fut parti pouvait lui faire croire très justement que le calme était revenu.
Les domestiques de l’auberge, mâles et femelles, qui s’étaient précipités dehors pour voir ce qui se passait et n’avaient pu rentrer puisque Pardaillan avait alors tout barricadé, les domestiques, donc, réintégrèrent la Devinière , aussitôt que le chevalier eut été emmené. Leur premier soin fut de s’assurer que la maîtresse de céans n’avait été ni tuée ni blessée par le terrible truand ou huguenot; ils ne savaient au juste qui venait d’être arrêté.
Mais Huguette leur assura qu’elle n’avait eu d’autre mal que la peur. Aussitôt, elle monta à sa chambre et se revêtit de ses atours du dimanche. Huguette avait son idée. Remettant donc son auberge à la garde de ses domestiques, elle sortit sans dire où elle allait, ni à quelle heure elle serait rentrée.
Il y eut alors parmi les servantes et garçons force exclamations de pitié à voir le triste état où se trouvait l’auberge. La vaisselle était brisée. Presque tous les meubles étaient déplacés et quelques-uns démolis.
La première heure se passa donc à tout remettre en ordre, ou à peu près. Puis les domestiques, s’inquiétant de préparer le dîner du soir, voulurent entrer dans la cuisine. Ils la trouvèrent barricadée. Ils s’empressèrent de repousser les tables et escabeaux que Pardaillan avait entassés là, et étant entrés dans la cuisine, ils virent le gigantesque Croasse qui, ses longues jambes allongées, le dos appuyé à la cloison, digérait sa victoire et son dîner.
– Qui êtes-vous? demanda le maître-coq.
– Et que faites-vous céans? ajouta le sommelier.
– Et comment y êtes-vous entré? reprit la laveuse de vaisselle, les poings sur les hanches.
Ces trois questions menaçantes furent appuyées par une attitude plus menaçante encore, et Croasse constata avec un frémissement de douleur qu’il avait devant lui une lardoire, une broche, et plusieurs balais levés en une position qui ne pouvait lui laisser aucun doute sur l’usage qui allait être fait de ces ustensiles. En même temps le maître-coq, chef naturel de la bande, fit un pas en avant.
Croasse se redressa tout d’une pièce, et l’apparition de ce corps tout fluet, mais dont le front touchait presque aux jambons pendus aux solives du plafond, amena un soudain recul de stupeur dans l’armée envahissante. Ce recul donna à Croasse une haute idée de la terreur qu’il inspirait et lui rappela qu’il était brave.
– Maroufles! dit-il, oseriez-vous bien porter la main sur l’homme qui a gagné trois batailles!
Ces paroles n’intimidèrent nullement les assaillants. Mais la voix, le son de la voix, cette voix extraordinaire dont la nature avait doté l’ancien chantre et qui lui avait valu le nom aussi glorieux que métaphorique de Croasse, cette voix produisit dans la troupe un effet bizarre. La laveuse demeura bouche bée. Le sommelier, stupéfait, recula. Les servantes éclatèrent d’un rire fou. Croasse voulut achever de frapper l’ennemi d’un salutaire effroi.
– Ne savez-vous pas, ajouta-t-il, que j’ai mis en fuite des adversaires autrement redoutables que vous, et que j’en ai nettoyé votre auberge, et que notamment j’ai jeté par la fenêtre tous ceux qui se trouvaient dans la chambre, là-haut!…
– Ah! ah! c’est donc vous qui avez précipité dans la rue tout ce qu’il y avait dans la chambre? s’écria le maître-coq.
– C’est moi! dit modestement Croasse.
– C’est toi, truand! C’est toi qui as précipité bahut, tables, fauteuils, horloge! À la rescousse! Au pillard! Au truand!
– Quel bahut? quelle horloge? vociféra Croasse.
Mais déjà on ne l’écoutait plus. Pour toute réponse, il reçut sur les épaules et sur les bras quelques coups de manche à balai appliqués d’abord avec une certaine hésitation.
Croasse eut le sourire amer de l’homme qui renonce à la lutte contre la mauvaise chance. Mais comme les coups qu’il parait de son mieux se faisaient plus rudes, ce sourire se changea en grimace, et cette grimace devint aussitôt un hurlement de douleur. Voyant que le pauvre diable, pour toute défense, se contentait d’agiter ses grands bras et de proférer des malédictions, la troupe, d’abord timide, devint brave, puis enragée; Croasse se mit à bondir, piqué ici d’une pointe de lardoire, assommé là d’un coup d’escabeau, recevant enfin une de ces abominables raclées que le destin lui avait assignées pour sa part dans l’existence. Enfin, ayant aperçu la porte ouverte, il se rua dans la grande salle, où toute la meute hurlante et gesticulante s’engouffra comme un ouragan. Mais déjà Croasse avait bondi sur le perron dans la rue, et il détalait avec une rapidité qui, grâce à ses immenses jambes, rendait toute concurrence impossible.
Lorsque, après deux heures de course, de détours et de contremarches, il s’arrêta enfin, épuisé, endolori, dolent et misérable, il vit qu’il faisait presque nuit. Il s’accota sous un auvent, et se voyant seul au monde, pauvre, sans une obole, les bras et les reins moulus, il pleura.
«Ah! maudite bravoure! songea-t-il, que maudite soit l’heure où j’ai appris que je suis brave! J’étais si tranquille quand je me croyais poltron!… Que faire maintenant? Que devenir?…»
Ayant ainsi proféré des plaintes légitimes, Croasse aperçut tout à coup à ses pieds un chien qui haletait en tirant une langue longue d’un pied. Croasse frémit. Car il reconnut ce chien!… C’était celui de l’auberge!… Mais comme le chien ne paraissait pas disposé à le mordre, il se baissa et le flatta: le chien remercia en remuant ce qui lui restait de queue. Ce chien, c’était en effet Pipeau.
Pipeau avait quitté la Devinière à la suite de Croasse et avait galopé sur ses talons. Pipeau était en effet un chien très raisonneur. Or, dans la raclée qui avait été administrée à l’infortuné Croasse, maint coup de manche à balai s’était égaré sur l’échine du chien. Et cela d’autant mieux que l’une des servantes qu’il avait mordue un jour, lui avait gardé une rancune féroce et avait profité de la bagarre pour se venger avec usure.
Pipeau, donc, s’était dit avec quelque apparence de raison que sa maîtresse étant disparue, tous ces bruits qu’il avait entendus dans la rue et dans l’auberge signifiant sans doute une catastrophe, les coups qu’il recevait étant probablement un congé en bonne et due forme, l’existence dans la Devinière allait devenir pour lui un véritable enfer. Il avait fui. Et naturellement, il s’était attaché aux pas de cet homme qui fuyait comme lui.
Croasse, ayant jugé que l’ennemi était dépisté, se remit en route. Le chien se leva et suivit, tête basse. Où allait Croasse? Vers quels quartiers dirigeait-il ses pas? Était-ce dans la Ville, ou bien dans la Cité, ou bien dans l’Université qu’il allait chercher la pâtée et le gîte?… Croasse ne savait pas! Croasse allait au hasard!…
Croasse et Pipeau passèrent quelques heures de désolation. Parfois, ils étaient arrêtés au détour d’une ruelle par quelque truand qui leur demandait la bourse ou la vie, puis, ayant constaté leur misère, les laissait partir. D’autres fois, c’était une patrouille du guet qui passait, précédée d’un falot. De terreur en terreur, de fuite en fuite, de tour en détour, Croasse, vers deux heures du matin, avisa une grande porte devant laquelle il lui sembla qu’il pourrait essayer de dormir. Cela formait un demi-cercle rentrant, au fond duquel il serait à l’abri. Il s’y dirigea donc, en tâtonnant, car les ténèbres étaient profondes.
Soudain, Pipeau grogna, et Craosse sentit qu’on saisissait son bras étendu en avant. En même temps, pour la troisième ou quatrième fois depuis le commencement de la nuit, il entendit ces mots qui le faisaient frissonner:
– La bourse ou la vie!…
– Hélas! mon bon seigneur, mon digne truand, de bourse, je n’en ai jamais eu, et quant à ma vie, elle vaut si peu que moi-même je n’en donnerais pas un liard!…
– Croasse! exclama la voix.
– Picouic! s’écria alors Croasse en reconnaissant son compagnon au son de cette voix.
Picouic lâcha le bras de Croasse et grommela:
– Voilà bien ma chance! Voici quatre heures que je guette, et quand je vois enfin venir un bourgeois, quand je crois que je vais enfin gagner ne fût-ce qu’un écu pelé, galeux, il se trouve que mon bourgeois, c’est Croasse!… Ah çà! que fais-tu par les rues à cette heure de la nuit?
– Et toi? fit Croasse rassuré, tout heureux de rencontrer un compagnon de misère.
– Moi, je cherche aventure. Mais il faut que le diable s’en soit mêlé. Car depuis l’arrestation du chevalier de Pardaillan…