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– Quoi! ce malheureux seigneur est donc arrêté?…

– Je l’ai vu emmener par les gardes du duc de Guise.

– Ah! si j’avais été là!…

– La chose s’est passée devant l’auberge de la Devinière où nous fîmes ce repas exorbitant dont je me souviendrai cent ans et dont le souvenir est, pour l’heure, mon unique consolation!…

– Ah! si j’avais été là!… répéta Croasse avec un magnifique aplomb.

– Voyant cela, reprit le sieur Picouic, je me suis dit qu’on m’arrêterait aussi peut-être. J’ai donc attendu la nuit et me suis dirigé vers ce charmant hôtel de la rue des Barrés où nous eûmes plus d’une franche lippée.

– Tiens! fit Croasse en se frappant le front. Je n’y songeais pas!… Allons-y!… Courons-y!…

– Attends! J’ai trouvé dans la rue des Barrés et les rues avoisinantes des troupes d’hommes armés jusqu’aux dents, et j’ai compris qu’on allait arrêter aussi le compagnon du chevalier, M. le duc d’Angoulême… Alors, voyant que j’étais sans maître et sans gîte, je me suis tiré de ce guêpier comme j’ai pu, et je me suis rappelé notre ancien métier…

– De chantre? fit Croasse étonné.

– Non: de franc-bourgeois. Mais, par les boyaux du diable, je n’ai trouvé personne à me mettre sous la dent, si ce n’est toi! En sorte que j’enrage de faim, de soif et de fatigue.

– Qu’allons-nous devenir? fit Croasse en s’asseyant sur le pavé.

– Il nous reste une ressource. C’est de reprendre notre troisième métier, celui de bateleur.

– Tiens, mais c’est vrai! Nous avons encore un métier!… nous sommes sauvés!

Picouic garda le silence. Il est évident qu’il éprouvait quelque défiance pour le rendement de ce métier qui réjouissait si fort son compagnon. Et tandis que Croasse, après s’être assis, finissait par s’allonger et s’endormait, Picouic, l’oreille aux aguets, continuait à invoquer la fortune. La fortune fut sourde: aucun porteur de bourse ne se présenta. Si bien que le digne Picouic finit par s’allonger, lui aussi, et par chercher dans le sommeil l’oubli de sa faim. Seulement, avant de s’endormir, il frôla de la main Pipeau couché près de Croasse et murmura:

– Tiens! un chien! Mais cela fait une vraie troupe!

Bientôt, ce coin de rue dans le fond de Paris abrita le sommeil de ces trois misères unies.

Picouic et Croasse dormirent donc d’un lourd sommeil le reste de la nuit, et nous ne croyons pas nous avancer en affirmant que ce fut Pipeau qui eut le sommeil traversé par le plus de réflexions. Quoi qu’il en soit, Picouic et Croasse se réveillèrent vers cinq heures du matin. Le chien déjà réveillé depuis longtemps cherchait sa nourriture dans le ruisseau chargé d’emporter les détritus des ménages.

Ils se mirent en route et, au bout d’une trentaine de pas, débouchèrent devant le couvent des carmélites, c’est-à-dire qu’ils se trouvaient aux confins de Paris.

– Rebroussons par la rue Saint-Martin, dit Croasse.

– Un instant! Si je ne m’abuse, nous allons trouver peut-être à déjeuner… Voyons, voici bien le cimetière Saint-Nicolas et le porche des dames carmélites. Il me semble qu’autrefois, quand j’étais chantre, je venais assez souvent rôder par ici et que derrière ces bâtiments, je trouvais des fruits pour ma soif et pour ma faim.

Picouic avait raison. Entre Saint-Martin et Saint-Nicolas-des-Champs d’une part, et le Temple de l’autre, se trouvait un vaste terrain (c’est-à-dire à peu près l’espace compris aujourd’hui entre la place de la République et les Arts et Métiers). Les ruelles qui semblaient n’être là que le prolongement de Paris, débouchaient sur ce terrain qu’on appelait les cultures Saint-Martin. Là, des maraîchers faisaient pousser force légumes. On y semait aussi du blé, de même que dans les cultures du Temple et les cultures Saint-Gervais, lesquelles suivaient la ligne actuelle des boulevards allant de la place de la République à la place de la Bastille.

Là, donc, dans ces cultures Saint-Martin, poussaient aussi à loisir quelques vignes, des pruniers et de nombreux pommiers. C’est vers ces vignes et ces arbres fruitiers que se tendait le nez pointu de Picouic, et que s’ouvrait la large bouche de Croasse. Ayant escaladé une haie, ils se mirent à chercher le déjeuner attendu. Il y avait du raisin, mais il n’était pas mûr. En revanche, les prunes ne demandaient qu’à être cueillies. Picouic en remplit son bonnet, s’assit dans l’herbe humide de rosée, et se mit à dévorer.

– Bien nous prend de ne pas avoir besoin d’échelle, dit Croasse qui, en effet, n’avait qu’à allonger le bras.

Une fois qu’ils eurent par ce moyen primitif apaisé ou à peu près leur faim et leur soif:

– Détalons, compère, dit Picouic. Car voici le plein jour, et nous ne tarderions pas à être surpris par les croquants qui étrillent dur quand ils s’en mêlent.

Une heure plus tard, comme il faisait grand jour, que toutes les boutiques étaient ouvertes, et que les rues retentissaient des mille cris de marchands, coutume qui s’est perpétuée à travers les âges, les deux hères se trouvaient sur la place de Grève qui était la place populaire par excellence, toujours animée, soit par quelque marché, soit par quelque spectacle de baladins ou de pendaison.

Il y avait foule comme d’habitude sur la place, foule d’autant plus nombreuse que les Parisiens, inquiets de leur audace, inquiets de savoir ce qu’allait enfin décider leur idole, le grand Henri de Guise, ne tenaient pas en place dans leur logis. De plus, il y avait dans l’Hôtel de Ville réunion permanente des nouveaux échevins qui venaient d’être désignés à l’élection. Croasse fut réjoui par la vue de ce nombreux populaire et s’écria:

– Aujourd’hui, mon compère, nous allons remplir notre escarcelle.

Mais Picouic remua tristement le bout de son nez pointu, ce qui voulait dire qu’il se défiait des bonnes dispositions d’une foule, qu’une bonne grillade de parpaillots eût réjouie plutôt que le spectacle de deux pauvres baladins… Pourtant, il n’en essaya pas moins d’attirer la bienveillante attention des bourgeois, et mettant ses deux mains autour de sa bouche, il imita une fanfare de trompettes, talent qu’il avait longuement cultivé et dans lequel il excellait. Cependant, Croasse entonnait à pleins poumons une chanson guisarde où Henri III était traité de la belle façon et qui, faisant allusion à la manie qu’avait le roi de processionner à tout propos, commençait par ce quatrain:

Après avoir pillé la France

Et tout son peuple dépouillé,

N’est-ce pas belle pénitence

De se couvrir d’un sac mouillé?

Grâce au talent de Picouic ou à l’étrange voix de Croasse, ou grâce à la cacophonie qui résultait de ces deux voies unies, un cercle se forma aussitôt autour des deux hères. Leur maigreur, l’exorbitante longueur de leurs grands corps étaient déjà un spectacle, et comme, d’ailleurs, la chanson de Croasse était parfaitement orthodoxe, il n’en fallut pas davantage pour exciter la curiosité des badauds.

– Bourgeoises, demoiselles, marquis et princes, s’écria alors Picouic de sa voix de fausset, j’arrive en droite ligne du royaume des Turcs et des Maures, et je me rends tout de ce pas chez Sa Majesté le roi des Espagnes qui m’attend ainsi que toute sa cour! À la demande universelle des Parisiens, j’ai consenti à m’arrêter un jour dans cette illustre ville! (Ici, un coup de trompette parfaitement imité.) Et pourquoi, me direz-vous, t’es-tu arrêté, toi qui parles, dans notre illustre ville de Paris? D’abord, vous répondrai-je, pour avoir l’honneur de contempler de près le grand homme dont la renommée est parvenue jusqu’au fond des déserts où je vivais! Ayant ainsi parlé, ai-je besoin de nommer Son Altesse le duc de Guise? (Coup de trompette et acclamation des badauds.) Ensuite, ayant rempli ce devoir, pour vous montrer un être fabuleux, dont nul ne soupçonnait l’existence avant que je l’eusse découvert au fond des déserts de l’Arabie! Cet être ressemble à un homme! Il a un nez, des yeux, une bouche, comme père et mère, mais ne vous y fiez pas! C’est un animal d’espèce inconnue que je vous présente ici! (Picouic saisit Croasse effaré par le cou.) Cet animal, nobles demoiselles et magnifiques bourgeois, possède une incomparable qualité! (Coup de trompette.) Il ne mange ni pain, ni viande, ni poulet, ni poire tapée, ni fruit d’aucune sorte, ni quoi que ce soit de la nourriture humaine! Il ne mange même pas du parpaillot! (Rires et applaudissements.) Mais alors, me direz-vous, de quoi se nourrit-il, ton animal arabique? Vous allez le savoir! Vous allez le voir! Car c’est l’heure de son déjeuner! Son déjeuner, demoiselles et bourgeois, se compose uniquement de cailloux qu’il ne fait même pas cuire!… (Frémissement de curiosité.) Et pour son dîner, il ne veut absolument avaler que des sabres tout crus; sabres, rapières, épées, hallebardes, tout lui est bon, pourvu que ce soit de l’acier!… (Triple coup de trompette.) Et pour assister à ce déjeuner incroyable de cet animal unique au monde, qu’en coûte-t-il? Un noble, direz-vous? Non! Un ducat? Pas même! Non, pas même une pistole, ni même un écu, ni même une livre, ni même un sou parisis! Il n’en coûtera à chacun de vous qu’un simple liard ou une obole au choix! On commence!…

Un bourgeois ramassa deux ou trois cailloux et les tendit à Picouic en disant:

– Voilà le déjeuner de l’animal.

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