Nous laisserons ces deux compagnons d’infortune pénétrer ensemble dans l’abbaye, où ils espèrent trouver le vivre et le couvert grâce à la passion et à l’admiration que Croasse prétend avoir inspirées à une vieille sœur bénédictine appelée Philomène, et nous reviendrons à l’auberge du Pressoir de fer , au moment où le moine Jacques Clément venait de faire à la Roussotte et à Pâquette un signe de reconnaissance, en leur disant:
– Allons, conduisez-moi à la porte de communication!
Les deux hôtesses s’empressèrent d’obéir. Elles introduisirent le jeune homme dans une grande salle ornée de meubles luxueux, et aménagée avec une somptuosité que rien ne laissait prévoir dans l’accorte, mais pauvre auberge. Cette salle, Jacques Clément la reconnut.
Il frémit en se rappelant l’orgie à laquelle il avait été attiré. Cette fois, il ne s’agissait pas d’orgie! Il s’agissait pour lui d’aller prendre les ordres de Dieu pour le grand acte qui se préparait.
Jacques Clément eût pu s’étonner. C’était la deuxième fois qu’il venait à l’auberge du Pressoir de fer . La première, il y avait été attiré pour une orgie; la deuxième, qui était celle-ci, il y était envoyé par la duchesse de Montpensier pour discuter du suprême intérêt de la religion. Le moine eût donc pu s’étonner que cette auberge servît à des fins si diverses. Mais Jacques Clément ne pensait pas, c’était une force en marche.
Dans la salle aux orgies, il dut répéter le signe de reconnaissance.
– Est-ce tout? demanda la Roussotte.
– C’est tout pour avoir le droit de venir jusqu’ici, dit le moine, mais comme je veux aller plus loin, regardez…
Et il traça en l’air, du bout du doigt, une sorte de triangle. C’était le deuxième signe qui permettait d’«aller plus loin».
Alors la Roussotte, soulevant une tapisserie, découvrit une porte en disant:
– C’est ici. Vous savez comme il faut frapper?
– Je sais, dit le moine.
Les deux hôtesses disparurent de la salle, et Jacques Clément frappa d’une façon spéciale à la porte qui lui avait été indiquée. Comme s’il eût été attendu, cette porte s’ouvrit aussitôt. Jacques Clément entra, et se vit alors dans une pièce éclairée par la lumière d’une lampe, bien qu’il fît grand jour au-dehors. C’est que sans doute la lumière du jour n’arrivait pas jusque-là. Une femme vêtue de blanc, assise dans un grand fauteuil, presque dans l’ombre, lui fit signe d’approcher.
– Vous êtes messire Jacques Clément? demanda-t-elle.
– Oui, madame. Je suis celui que vous dites.
– Vous dites bien: Jacques Clément, du couvent des jacobins?
– Oui, madame. Et si j’ai pris l’habit cavalier pour venir ici, c’est que cela m’a été recommandé par mon vénérable abbé-prieur.
– Le Révérend Bourgoing?
– Oui, madame.
– Et vous savez qui je suis, moi?
– Je présume que vous êtes celle qu’on nomme princesse Fausta!
– En effet… dit la Fausta de ce ton de simplicité qu’elle prenait pour ne pas effrayer les gens de prime abord.
– Mon Révérend prieur, le très vénérable Bourgoing, m’a dit que je pouvais avoir confiance en vous, reprit Jacques Clément.
– En effet, reprit Fausta avec une grande douceur, vous pouvez avoir confiance en moi…
– Voici donc ce qui m’amène, madame…
Le moine leva les yeux sur Fausta, comme s’il eût eu quelque dernière hésitation.
– Parlez sans crainte, dit Fausta d’un ton de commandement et de persuasion qui fit frémir le jeune homme.
– Oui, dit-il, sans se rendre compte de cette exaltation soudaine qui s’emparait de lui, oui, je comprends, je sens, je vois que je puis parler sans crainte… Eh bien, madame, mon cœur a conçu un terrible projet. Ce projet, je l’exécuterai même si je dois être damné. Mais j’ai demandé au Révérend Père Bourgoing de m’accorder la sainte absolution, et il m’a répondu que pour un cas aussi grave, il n’y avait qu’une personne au monde capable de donner l’absolution… j’entends l’absolution d’avance.
– Et cette personne, demanda Fausta.
– Le Révérend abbé m’a assuré que vous pourriez me conduire auprès d’elle afin qu’elle puisse m’entendre sous le sceau de la confession.
– Parlez donc, sire moine, dit tranquillement Fausta. Car vous êtes devant celle dont vous a parlé votre abbé, celle qui peut vous absoudre.
À ces mots, Fausta se redressa dans son fauteuil. Il n’y eut qu’un imperceptible changement dans son attitude, un pli de robe arrangé, la taille plus droite, la tête plus roide, la main portant l’anneau placée sur le genou. Cela suffit pour rendre Fausta méconnaissable.
Ce n’était plus une femme… C’était un être mystérieux, à qui il plaisait de se montrer femme, mais qui tout à l’heure peut-être serait prince, reître ou prêtre.
Jacques Clément, depuis la nuit dans la chapelle des jacobins, vivait dans une sorte d’éréthisme sentimental, ou plutôt dans une crise de folie spéciale. Très raisonnable et même capable de beaux sentiments, comme on l’a vu par sa rencontre avec Pardaillan, d’esprit sombre, mais très lucide, son imagination le transportait dans une vie à part dès qu’il était question de cette vision et de ce qui s’y rattachait… c’est-à-dire le meurtre projeté d’Henri de Valois.
Il lui semblait alors entendre des voix surhumaines et apercevoir des êtres fantastiques au milieu desquels il se mouvait à l’aise, comme si le domaine du fantastique eût été désormais la seule réalité réelle. Tout le reste, Paris, le monde, la religion devenait irréel. Ce qui était vrai seulement, c’était le songe. Bourgoing, prieur des jacobins, avait dit à Jacques Clément: «Pour l’absolution que vous demandez, mon fils, seul un envoyé direct du Saint-Père, une émanation de la papauté, en prince armé de pleins pouvoirs peut vous la donner.»
Dans l’idée du moine, cette Fausta, cette princesse étrangère affiliée à la Sainte-Ligue devait le mettre en présence du prince de l’Église dont avait parlé Bourgoing. Et Fausta venait de dire: «Vous êtes devant celle qui peut vous absoudre…»
Le moine regarda Fausta et ne la reconnut pas. Il vit ce visage qui, de doucement féminin, était devenu flamboyant et majestueux. Un étrange frémissement s’empara de lui. Il entendit à son oreille ce coup de cymbales qu’il entendait lorsque, de la vie réelle, il se transposait subitement dans l’irréel. Et ses yeux s’étant abaissés jusqu’à la main de Fausta, il ne fut pas surpris d’y voir l’anneau des papes!…
Seulement il trembla comme il tremblait toujours quand il se voyait près du surnaturel. Son front se couvrit d’une sueur glacée. Lentement il se laissa tomber à genoux et balbutia:
– Qui êtes-vous?… M’êtes-vous envoyée par le Seigneur? Êtes-vous un de ces anges, comme elle?
À la question qui venait de lui être posée, Fausta répondit avec une sincérité absolue:
– Vous vous méprenez, sire moine. Je ne suis pas un ange. Ou du moins je ne suis pas un de ces êtres aériens à qui Dieu permet parfois de se mettre en rapport avec ses élus. Mais tenez pour certain que je suis l’Envoyée, celle à qui Dieu a donné mission de rétablir son autorité sur ce bas monde.
Qui sait s’ils n’étaient pas aussi illuminés l’un que l’autre? Qui sait la part d’ambition et d’astuce et la part de croyances qui entraient en composition pour produire cet être exceptionnel, ce phénomène: la Fausta?
– Qui donc êtes-vous alors? demanda le moine.
– Je suis votre souveraine pontificale! répondit Fausta avec un irrésistible accent d’autorité. Je suis celle que le conclave secret a élue pour combattre la faiblesse et l’astuce impie de Sixte, et qui est venue en France pour abattre l’hérésie.
– Souveraine pontificale, murmura Jacques Clément. Le Révérend Père Bourgoing m’avait bien parlé à mots couverts de cet étrange événement. Mais je le mettais au rang des fables…
– L’apparition de l’ange est-elle une fable? Cesse de douter, moine! humilie ton front devant la sainteté de Fausta Ire comme Fausta humilie son front devant la gloire du Très-Haut… Tu es venu ici chercher une absolution. Cette dextre seule peut la verser sur la tête. Parle donc sans crainte, sans orgueil ni faiblesse. Et afin que tu n’aies plus aucun doute sur tes destinées et les miennes, regarde…
En même temps, Fausta décrocha vivement le poignard qu’elle portait à la ceinture et le jeta devant le moine toujours agenouillé. Celui-ci le saisit en frissonnant et l’examina avec un indicible étonnement.
– Est-ce bien le même? demanda Fausta.
– Oui, répondit sourdement Jacques Clément, c’est bien le même poignard que j’ai reçu, et je vois maintenant que vous êtes en communication avec l’ange…
À ce moment, avec une soudaineté foudroyante, les ténèbres se firent autour de Jacques Clément. Il ne vit plus ni Fausta ni rien de ce qui l’entourait. Et cette horreur sacrée qu’il avait éprouvée dans la chapelle des jacobins s’empara de lui, lorsqu’une clarté très douce illumina peu à peu le fond de la pièce, et que dans cette clarté, il vit surgir l’ange… Comme la première fois, cet ange avait les traits de la duchesse de Montpensier. Jacques Clément tendit ses bras éperdus vers cette apparition. Soudain, l’ange se rapprocha de lui, se pencha et murmura: