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XLIX OÙ PARDAILLAN VISITE LA BASTILLE

Le jeune duc fixa sur celui qu’il appelait son frère un regard de terreur. Pour Charles, en effet, il n’y avait plus qu’une chose à faire: s’en aller! Il ne songeait pas aux grilles, aux sentinelles, aux postes, aux portes, aux infranchissables obstacles. Et puisque Pardaillan parlait de visiter la Bastille en un tel moment, eh bien!… c’est que Pardaillan était devenu fou!…

– Mon ami… mon frère!… balbutia le jeune homme avec une inexprimable angoisse.

Pardaillan sourit… Il y songeait, lui, à ces grilles, à ces obstacles qu’il fallait franchir! et il se disait que si folie il y avait, c’en était une que d’entreprendre une opération où ils avaient mille chances de laisser leurs os, pour une de sortir à peu près vivants. Et c’est en songeant à ces obstacles que l’idée lui était venue de visiter la Bastille. Il se tourna donc vers Comtois, lui délia les mains et lui dit tranquillement:

– Marche devant, et ouvre-moi les portes!

– Je n’ai pas mon trousseau, dit Comtois avec un secret espoir.

– Le voici! fit Pardaillan, goguenard.

Et il tendit le trousseau au geôlier ébahi.

– Vous autres, reprit le chevalier en s’adressant aux quatre soldats, marchez près de lui; et s’il fait un geste de trop, assommez-le.

Tactique admirable. Pardaillan, en donnant une mission de confiance à ces hommes, en paraissant s’en remettre à eux du soin de sa sécurité, en donnant enfin une occupation à leurs esprits, faisait d’eux ses aides: il n’était plus un prisonnier qui s’évade, mais un chef qui commande et distribue la besogne. Ils entourèrent Comtois. Pardaillan prit deux arquebuses, et Charles les deux autres.

– Que voulez-vous voir? demanda le geôlier.

– Les prisonniers! dit Pardaillan.

– Les prisonniers! murmura Comtois effaré.

– Marche, ou, par mon nom, tu es mort! Combien y a-t-il de prisonniers dans les cachots?

– Vingt-six… dont huit dans la tour du Nord, qui est de mon service spécial.

– Voyons donc les huit de la tour du Nord!…

Comtois jeta autour de lui un dernier regard, comme s’il eût espéré la soudaine arrivée d’une ronde, puis, voyant toute résistance inutile, il ouvrit une porte près de celle par où l’on descendait aux sous-sols. Et tous ensemble, ils commencèrent à monter, l’un des soldats portant le falot. Au premier étage, dans une chambre spacieuse et assez bien aérée, se trouvaient trois jeunes gens qui dormaient de tout leur cœur et qui, au bruit de ces gens entrant dans leur prison, se réveillèrent effarés.

– Messieurs, dit Pardaillan, veuillez vous habiller en toute hâte et me suivre.

– Bah! fit l’un, est-ce pour aller en place de Grève?

– Est-ce pour rendre visite à M. le bourreau? demanda un autre.

– Est-ce pour aller achever la nuit auprès de nos maîtresses? fit le troisième.

– C’est vous qui avez deviné, monsieur, dit Pardaillan. Veuillez donc vous hâter!…

À ces mots prononcés très simplement, les trois prisonniers firent un bond et, tout tremblants, sautèrent à bas de leurs lits. Ils étaient livides. Celui qui avait parlé le dernier s’élança vers le chevalier et dit:

– Monsieur, je vous vois tout déchiré, tout couvert de sang, et ma tête se perd à entrevoir la vérité… Écoutez-moi. Voici M. de Chalabre qui a vingt-deux ans; voici M. de Montsery, qui en a vingt; moi-même, marquis de Sainte-Maline, j’en ai vingt-quatre. C’est vous dire quelle affreuse cruauté ce serait de votre part de nous offrir la liberté à l’heure où nous attendons la mort, si cette liberté n’est qu’une ironie… Monsieur, nous sommes condamnés à mort par M. de Guise parce que nous sommes des fidèles gentilshommes de Sa Majesté…

– Vive le roi! dirent gravement les deux autres.

– Par grâce! acheva celui qui parlait, dites-nous la vérité; où nous conduisez-vous?

– Je vous l’ai dit, répondit Pardaillan avec une gravité empreinte d’une souveraine pitié.

– Nous sommes donc libres! haletèrent les infortunés jeunes gens.

– Vous allez l’être!…

– Nous sommes donc graciés!…

– Vous l’êtes!… dit doucement le chevalier.

– Qui nous fait grâce?… M. de Guise?…

– Non pas: nul ne vous fait grâce; mais moi je vous fais libres…

– Votre nom! votre nom! dirent les trois premiers avec une prodigieuse émotion.

– Puisque vous m’avez fait l’honneur de me dire le vôtre, messieurs, on m’appelle le chevalier de Pardaillan…

– Ô mon ami! mon frère! murmura Charles. Je vous comprends, maintenant!…

– Hâtez-vous, messieurs! reprit Pardaillan. Car si vous voulez de la liberté que je vous offre, il s’agit maintenant de la conquérir…

En un tour de main, les trois jeunes gens furent habillés. À chacun d’eux Pardaillan remit une arquebuse. Alors, celui qui s’appelait marquis de Sainte-Maline salua Pardaillan avec autant de cérémonie et de gracieuse aisance que s’il se fût trouvé à une présentation dans un salon du Louvre.

– Monsieur de Pardaillan, dit-il, nous vous devons la liberté et probablement la vie. Nous ne sommes pas gens à discours, mais écoutez ceci: nous vous sommes redevables de trois libertés et de trois vies. Quand il vous plaira, où il vous plaira, venez nous demander trois vies et trois libertés. C’est une dette de jeu; nous paierons séance tenante, n’est-ce pas, messieurs?

– Nous paierons monsieur à sa première réquisition, dirent Chalabre et Montsery.

Pardaillan s’inclina comme pour prendre acte de cette promesse.

– En route, messieurs, fit-il d’un ton bref. Et toi, marche!

Comtois leva les bras au ciel et obéit.

Or, ces trois jeunes prisonniers que les guisards réservaient à quelque supplice, c’étaient trois de ceux qu’Henri III appelait ses ordinaires; c’est-à-dire qu’ils faisaient partie de cette fameuse bande de quarante-cinq gentilshommes que le roi entretenait pour sa défense personnelle: spadassins consommés, sourds à toute pitié, braves jusqu’à la témérité, lorsque le roi leur désignait une victime, ils frappaient sans hésiter, sans remords, la victime fût-elle de leurs amis, de leurs parents même.

Le geôlier avait monté un étage et ouvert une porte. Pardaillan et Charles entrèrent, tandis que le reste de la troupe attendait dans l’escalier. À la lueur de son falot, Pardaillan vit, accroupi dans un angle, un pauvre être de misérable apparence, vêtu de sordides guenilles, les cheveux incultes, la barbe longue et grise, le regard éteint. Cet homme, ce misérable, tremblait.

– Qui êtes-vous? demanda Pardaillan en s’inclinant.

– Ne le savez-vous pas? Je suis le numéro onze, répondit l’homme.

– Votre nom?… reprit doucement le chevalier.

– Mon nom?… Je ne sais plus…

Pardaillan frissonna.

– Il y a donc bien longtemps que vous êtes dans cette tour? reprit-il.

– Dix ans, vingt ans… je ne compte plus. Le roi Charles IX me fit arrêter le jour de son avènement au trône avec quatre de mes amis, pour une pasquille que nous chantâmes…

– Où sont vos quatre amis?…

– Morts, répondit sourdement le prisonnier.

Le chevalier secoua la tête et grommela quelques mots qu ‘ on n’entendit pas. Le prisonnier, ramenant un lambeau d’étoffe sur ses épaules, avait repris son attitude morne et indifférente. Il avait dû sans doute recevoir plus d’une visite de ce genre et n’y attachait plus d’importance.

– Mon ami, dit Pardaillan, venez, vous êtes libre…

L’homme se redressa tout d’une pièce.

– Hein? fit-il. Qu’est-ce que vous chantez là?…

– La fin de votre pasquille, dit Pardaillan en souriant. Je vous dis: venez, vous êtes libre…

L’homme éclata de rire, puis brusquement se mit à pleurer. Il comprenait à peine la fantastique aventure et il commençait un long discours extravagant, où il tâchait de peindre ce qu’il avait souffert. Mais voyant que ses visiteurs s’en allaient en lui faisant signe de venir, il se couvrit de son mieux d’une couverture et se mit à les suivre, hébété de joie et de stupeur.

Déjà Pardaillan pénétrait dans un cachot qui se trouvait en face. Là-aussi se trouvait un vieillard; mais celui-ci, décemment vêtu, le visage empreint d’une noble intelligence, travaillait à la lueur d’une petite lampe, à des dessins et des plans qu’il traçait sur des cartons. À la vue de ces nocturnes visiteurs, cet homme se leva, salua et dit:

– Soyez les bienvenus dans la demeure qu’il a plu à la grande Catherine d’offrir à Bernard Palissy…

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