De profonds remous agitent la multitude: Léonore vient de s’arrêter sous la potence.
Le prince Farnèse ferme les paupières et se raidit. Tous les fronts se découvrent…
Un long murmure de compassion fait onduler la surface de la Grève. Quoi! si jeune et si belle, mourir de cette mort hideuse.
Soudain, tout s’immobilise dans un effrayant silence: le grand prévôt fait le signe fatal!
Le bourreau s’avance. Sa large main tombe sur l’épaule nue de la condamnée. Il l’empoigne, la traîne… Il va lui passer la corde au cou… l’instant est atroce…
À cette suprême seconde, Léonore, dans un spasme qui l’arrache à la monstrueuse étreinte, s’affaisse sur le sol, ses deux mains à ses flancs!… Et, coup sur coup, deux clameurs brèves, stridentes, déchirantes font explosion sur ses lèvres crispées!…
Et toutes les mères présentes sur la Grève chancellent d’horreur… Car ces clameurs… Ah! ce n’est pas là le gémissement du dernier instinct devant la mort! C’est le cri sublime et terrible de la souffrance devant la création!
Cette femme qui va mourir, eh bien, oui! là, sous la corde qui se balance, elle se débat dans les douleurs de l’enfantement!
Claude, le bourreau, recule! Le médecin-juré s’élance, s’agenouille, tandis qu’une rafale de frémissements balaie la Grève! Et lorsqu’il se relève enfin, le peuple, aux côtés de Léonore prostrée, inerte, évanouie, aperçoit un tout petit être qui vagit, pleure, et vaguement tend ses pauvres menottes à cette foule immense comme pour dire:
– Mais je n’ai rien fait, moi!… Je suis innocent!… Laissez-moi vivre!…
– Une fille! C’est une fille! crie une femme.
La foule, tout autour de cette nouvelle-née si faible, si seule, demeure un instant pantelante. Puis, brusquement, la pitié déborde, éclate et gronde comme un fleuve qui roulerait des flots de détresse. Alors, c’est un orage d’émotion qui monte de la place! on supplie, on menace, on crie grâce et miséricorde pour la mère! Le grand prévôt hésite… puis, convaincu par l’immense compassion du peuple, il jette un ordre: la condamnée a vie sauve. Un délire soulève la multitude en acclamations; des hommes pleurent, des femmes qui ne se connaissent pas s’embrassent. Léonore, sans connaissance, est emportée sur une civière, et l’enfant…
* * * * *
L’enfant demeure? La condamnée n’a pas le droit de nourrir sa fille en prison! L’innocente créature est abandonnée à la merci publique: une heure durant, elle sera exposée là où elle est née: sous le gibet! La foule s’approche, les groupes défilent, et maintenant, c’est avec une crainte superstitieuse qu’on la contemple… pauvre toute petite qui attend qu’on lui fasse la charité d’une mère. Et tous et toutes la plaignent; des larmes de pitié coulent de tous les yeux… mais personne n’ose l’adopter. Une fille d’hérétique, de criminelle, ce serait le malheur dans la maison!
Et Farnèse! Jean de Kervilliers! Le père! Il est là, haletant, la sueur aux cheveux, dévorant des yeux cette chair de sa chair, courbé, enchaîné par l’effroyable obéissance à d’effroyables ordres supérieurs. Il veut prendre son enfant, l’emporter… il ne doit pas! il ne peut pas! Quoi! la mère a été graciée… et la fille va donc mourir là! Non! oh! non!… car voici quelqu’un, enfin!… quelqu’un qui s’approche d’elle, se penche, se baisse, avec un sourire tout mouillé de pleurs… Et celui qui donne au peuple cette leçon de pitié, très doucement, murmure:
– Pauvre petite violette poussée au pied de l’arbre d’infamie… nul ne veut, de toi… Eh bien! c’est moi qui te prends… Viens… tu seras ma fille!…
Alors, avec des précautions délicates et tendres, ce quelqu’un enveloppe la frêle abandonnée dans un pan de son manteau. Puis, tandis que l’évêque brisé, contenu par les inquisiteurs, éclate en sanglots et tend les bras, l’homme, lentement, s’en va… emportant la fille du prince Farnèse… Et cet homme… c’est le bourreau!…