Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

– Oui, oh! oui, malédiction! balbutia Bussi-Leclerc toujours à genoux.

Alors, après cette seconde où la stupeur l’avait pétrifié, une effroyable crise se déchaîna dans l’âme de Guise. Maineville qui connaissait ces terribles accès, Maineville en voyant le visage du duc blêmir et se marbrer de taches bleuâtres, ses yeux s’ensanglanter et tout son corps secoué d’un frisson, Maineville recula en tremblant, et, s’étant heurté à Maurevert évanoui, demeura immobile en songeant:

«Bussi-Leclerc est mort!»

Bussi-Leclerc les connaissait aussi, ces accès de fureur de son maître. Il se releva vivement, et, devant ce qu’il prévoyait, recouvra son sang-froid.

Guise le regarda un instant, d’un œil hébété, cherchant peut-être ce qu’il allait faire. Et alors sa main se leva, avec cette lenteur de l’insulte préméditée. Bussi-Leclerc vit le geste. Livide, prompt comme l’éclair, il saisit un poignard qui traînait sur la table, le tendit au duc, et d’une voix informe, sorte de grondement indistinct:

– Monseigneur, si vous frappez, frappez avec le fer, comme un gentilhomme à un gentilhomme…

La main de Guise se crispa, son bras retomba sans achever l’insulte. Bussi-Leclerc jeta le poignard sur le parquet et se croisa les bras.

Toute cette scène, emplie d’un silence violent, car le silence crie quelquefois plus que le cri, avait duré deux secondes à peine. Guise se mit à arpenter la vaste salle, soufflant fortement, et frappant le parquet de son rude talon. Le duc, peu à peu, se calma, revint sur Bussi-Leclerc et dit:

– Qu’eusses-tu fait, si je t’eusse frappé au visage?

– Monseigneur, dit Bussi-Leclerc avec le courage de l’homme qui joue sa tête pour assurer sa situation branlante, monseigneur, je vous eusse frappé à la poitrine; puis, ce fer rouge de votre sang, je l’eusse tourné contre moi-même. Ainsi j’eusse effacé deux déshonneurs: le mien, à moi qui avais été frappé, et le vôtre, à vous qui aviez frappé…

Guise grinça des dents. Et Bussi-Leclerc attendit l’ordre de son arrestation en songeant:

«J’en ai trop dit pour qu’il me pardonne. Je suis perdu.»

Mais non! Ce n’est pas à Bussi-Leclerc qu’allait ce grincement de dents!… Si une pâleur mortelle venait de s’étendre sur le front du duc à la suite des paroles de Leclerc, si un accès de colère plus furieux que le premier semblait prêt à se déchaîner en lui, c’est que Guise songeait qu’il avait été, lui, frappé au visage!… Et que l’homme qui l’avait souffleté vivait encore!… Et que cet homme, ce Pardaillan, pouvait encore se vanter d’avoir déshonoré le futur roi de France…

Un rauque soupir lui échappa. Ce Pardaillan, il s’agissait de le retrouver! Et pour cela, il ne fallait pas commencer par se priver de ses meilleurs serviteurs. Cette pensée lui rendit sinon du calme, du moins la modération nécessaire à ses projets. Renonçant donc à toute vengeance contre Bussi-Leclerc, ou la remettant à plus tard, il lui tendit la main en lui disant:

– Allons, j’ai eu tort, Bussi; restons amis; par le temps qui court, il fait bon de savoir nous pardonner notre mauvaise humeur. Avoue pourtant que cette fuite d’un homme dont tu répondais pouvait… Mais raconte-moi comment les choses se sont passées.

– Ah! monseigneur, que sera-ce quand vous saurez tout!…

– Attends, Bussi, dit une voix éperdue de rage, d’épouvante et de désespoir; moi aussi, je veux savoir!…

C’était Maurevert qui revenait à lui qui se relevait, se traînait jusqu’à un fauteuil où il tombait, et paraissant oublier la présence de Guise, du maître, ajoutait:

– Parle! n’omets aucun détail!

Guise approuva de la tête, oubliant, lui aussi, qu’en d’autres circonstances il eût sévèrement réprimé l’attitude de Maurevert.

Alors, à mots hachés, coupés de jurons, de soupirs et d’imprécations, Bussi-Leclerc entreprit le récit du fantastique duel au fond du cachot; et ce fut au cours de ce récit que sa vanité se réveilla, sa vanité saignante de maître ès armes que nul ne pouvait toucher. Bussi-Leclerc s’accusa d’imprudence; Bussi-Leclerc cria qu’il n’était qu’un misérable; mais Bussi-Leclerc qui venait de tenir tête à Guise, et qui avait froidement envisagé de se tuer sur le cadavre du duc tué par lui, oui, cet homme de courage et, après tout, meilleur qu’un autre, au fond, Bussi-Leclerc sentit les mots s’étrangler dans sa gorge quand vint le moment d’avouer qu’il avait été pour la deuxième fois désarmé!

Et Bussi-Leclerc mentit! Il mentit en se jurant de tuer à petit feu Pardaillan, cause de son mensonge! Il mentit en blêmissant, en se criant en lui-même et à lui-même des injures de corps de garde et de tripot… mais il mentit!… Il inventa des péripéties, s’acharna aux détails, et prouva que Pardaillan avait été désarmé…

– Et ce fut alors, ajouta-t-il, au moment où je me baissais pour ramasser son épée, ce fut alors que traîtreusement et de pure félonie, il me déchargea sur la tête un grand coup de poing à assommer un bœuf, si bien que moi, qui ne suis pas un bœuf, je tombai le nez sur le sol, je perdis connaissance, et quand je m’éveillai, je me trouvai seul, enfermé dans le cachot!… Mais ce n’est pas tout!… Le reste est incroyable, inimaginable, et pourtant cela est!… Cela est à tel point que, sûrement, le Pardaillan doit avoir fait un pacte avec son patron Satan!

Alors, il raconta comme quoi il avait longtemps crié, hurlé, tempêté, défoncé presque la porte du cachot à force de frapper du poing et du pied; comme quoi, à la longue, son cachot avait été ouvert par un sergent et des gardes fous de terreur; comme quoi, étant remonté en toute hâte, un indicible spectacle s’était offert à ses yeux; du sang partout, des morts et des blessés dans toutes les cours; toutes les portes ouvertes; le pont-levis baissé… comme quoi, enfin, ayant interrogé les survivants, il avait appris l’effroyable catastrophe: les batailles dans les ténèbres, les mêlées à croire que Pardaillan commandait une armée, si bien qu’on avait cru à la présence de cette armée et que le roi était dans Paris, et enfin la fuite de tous les prisonniers de la Bastille délivrés par le démon Pardaillan!…

Au récit de ces fabuleux événements, récit maintes fois coupé par les exclamations de Guise et de Maineville, récit écouté par Maurevert seul, silencieux, avec des frissons de terreur, ils crurent entendre la narration de quelque bataille des anciennes légendes. Dans leur imagination, Pardaillan prit des proportions démesurées.

Guise assura sa lourde épée et regarda la porte comme s’il se fût attendu à voir paraître Pardaillan. Maineville constata qu’il avait sa bonne cotte de mailles sous son pourpoint de velours.

– C’est bien, dit Guise, je vais faire contre cet homme ce qu’on peut faire contre un redoutable truand.

Et il se mit à écrire fiévreusement un ordre.

– Bussi, dit Maineville tout pâle, je crois que tu as raison, et que ce misérable a dû faire un pacte avec Satan…

– À moins qu’il ne soit Satan en personne, dit Bussi-Leclerc qui n’était pas éloigné d’admettre cette explication, tant il lui paraissait invraisemblable que Pardaillan eût pu le désarmer.

Quant à Maurevert, il n’avait pas dit un mot. Il songeait. Et sa songerie était affreuse…

– Voilà! dit le duc en achevant d’écrire et en signant. Que cet ordre soit crié à l’instant. Car si le truand a ouvert la porte des vingt-six prisonniers de la Bastille, ce ne peut être que pour entreprendre d’en former une bande à la disposition de Valois!… Chalabre, Sainte-Maline et Montsery étaient parmi les prisonniers…

En effet, jamais il ne fût venu à la pensée de Guise, ni d’aucun homme raisonnable, que Pardaillan, dans la terrible situation où il se trouvait, eût perdu son temps à ouvrir la porte des prisonniers de la Bastille, uniquement pour le plaisir d’ouvrir des portes.

– Bussi, reprit le duc de Guise, je te pardonne…

– Ah! monseigneur! balbutia Leclerc qui s’inclina sur la main du duc, et la baisa.

– Qu’il ne soit plus question de cette monstrueuse affaire, sinon pour nous défendre. Maurevert, Maineville, Bussi, tous les trois vous êtes unis à moi désormais par autre chose de plus fort que l’amitié, le dévouement et l’ambition…

– Par quoi donc, monseigneur? haleta Maurevert qui, pour la première fois depuis le commencement du récit, prit la parole.

– Par la peur! reprit le duc de Guise. Nous sommes tous les quatre hantés par cette pensée que le Pardaillan doit nous tuer tous…

Ils frissonnèrent. Car telle était bien leur pensée!…

– Eh bien, à dater de ce jour, unissons nos forces, nos intelligences, nos courages. Nous sommes des voyageurs égarés dans une forêt où il y a un sanglier furieux. Tenons-nous bien. Ne nous séparons pas. Marchons ensemble à la bête! Car tant que la bête vivra, messieurs, je ne donnerai pas une obole de votre peau, ni de la mienne!…

Et effarés, pâles, faibles comme devant la menace d’une puissance inconnue, Maurevert, Bussi et Maineville, sur l’ordre de Guise, commencèrent par faire le tour de l’hôtel pour doubler chaque poste d’armes!…

149
{"b":"88694","o":1}