Le fils de Charles IX frémissait. Son cœur se gonflait d’amour et de désespoir. Et c’était bien l’enfant de ce bon bourgeois un peu poète, un peu musicien, un peu fou qu’avait été Charles IX, lequel n’avait qu’un bonheur: c’était de fuir le Louvre et de venir reposer sa tête sur le sein de Marie Touchet.
– Pauvre petit! répéta Pardaillan. Allons, reprit-il à haute voix, ne vous chagrinez pas ainsi. Il n’y a qu’une chose au monde qu’il n’y ait vraiment pas moyen de réparer: c’est la mort. Tout le reste s’arrange. Ah! si votre Violetta était morte, je concevrais votre désespoir, mais…
– Qui sait si elle n’est pas morte! fit sourdement Charles. Ou pis encore, Pardaillan! qui sait si elle n’est pas au pouvoir de cet homme!…
– Bon! Supposons même cela! Eh bien, vous pouvez m’en croire, la femme qui aime est capable de toutes les malices et de tous les héroïsmes pour se garder à celui qu’elle a élu. Si Violetta vous aime, vous pouvez être assuré que vous la reverrez…
Longtemps encore, Pardaillan parla sur ce ton. Et pour ceux qui ne le connaissaient pas, qui ne l’avaient jamais vu que dans le flamboiement de l’épée, dans le tumulte des bagarres, c’était une chose étonnante que les paroles si bonnes et si simples par quoi il berçait la douleur de celui qu’il appelait pauvre petit.
Charles, écrasé de fatigue par ces journées de recherches ardentes et inutiles, s’était jeté dans un fauteuil. Peu à peu ses yeux se fermèrent. La nuit était venue. Pardaillan, doucement, referma la fenêtre, jeta un dernier regard de pitié sur son compagnon; puis, ce regard de pitié, si nous pouvons dire, rejaillit sur lui-même:
– Et moi? murmura-t-il, qui me consolera?… Bah! je n’ai pas besoin d’être consolé, moi!
Et il sortit sur la pointe des pieds.
Sur la gauche de l’hôtel de la rue des Barrés se trouvait une petite cour. Là, s’ouvrait l’écurie qui jadis avait abrité les mules de Marie Touchet et où maintenant les chevaux de Pardaillan et du duc d’Angoulême mâchonnaient du foin côte à côte. Le chevalier, traversant la petite cour, aperçut deux hommes sur la porte de cette écurie, assis sur une botte de paille et devisant entre eux assez mélancoliquement.
C’étaient Picouic et Croasse. Ils se levèrent ensemble à la vue de celui qu’ils avaient failli assassiner; Pardaillan leur avait bien offert l’hospitalité pour une nuit. Mais au cours des journées qui venaient de s’écouler, il les avait oubliés, et les croyait envolés vers d’autres gîtes.
– Que diable faites-vous là? demanda-t-il.
– Comme monseigneur peut voir, dit Picouic, nous prenons le frais.
– Je vois bien. Mais pourquoi ici plutôt que n’importe où ailleurs?…
Picouic et Croasse parurent saisis d’une douloureuse stupéfaction.
– Monseigneur, fit Croasse en courbant sa longue échine, oublie-t-il donc qu’il a daigné nous inviter à nous reposer dans cette demeure?
Pardaillan se mit à rire.
– En sorte que vous continuez à vous reposer, mes drôles?… Il paraît que vous étiez bien fatigués!
– Monseigneur peut le croire! Voilà du temps et du temps que nous menons une existence d’enfer. Coucher sur la dure, pousser aux roues de la voiture dans les montées, des travaux d’Hercule, monseigneur, et pour toute récompense, le bâton du maître; pour toute nourriture, avaler des sabres et des cailloux: pour toute boisson, nous rafraîchir avec des étoupes enflammées… Nous en avions assez et nous avions juré qu’en arrivant à Paris, notre premier soin serait de chercher un maître qui eût autre chose à nous offrir que des coups de trique et surtout une nourriture…
– Moins indigeste? fit Pardaillan.
– Oh! nous digérons tout, dit Picouic. L’estomac est bon, Dieu merci. Je voulais dire une nourriture plus agréable.
– Je conçois en effet ce désir, si ambitieux qu’il paraisse d’abord, fit gravement le chevalier. Mais dites-moi, où avez-vous dormi, depuis que je vous ai introduits dans cette maison où je ne suis d’ailleurs moi-même qu’un hôte?
– Ici! dit Croasse en désignant l’écurie. Messeigneurs vos chevaux ont bien voulu nous céder quelques bottes d’excellent foin…
– C’est donc aussi de foin que vous vous êtes nourris?…
– Ce ne serait pas la première fois, reprit Picouic. Mais grâce aux ordres que vous avez donnés l’autre nuit à ce digne serviteur, excellent homme, la perle des honnêtes gens… cet homme, dis-je, sur vos ordres…
– Je n’ai donné d’autre ordre que celui de vous héberger une nuit…
– Cet homme, continua Picouic froidement, nous a, matin et soir, apporté à dîner de fort honorable façon.
– En sorte que vous voilà installé? Vous avez trouvé une maison de cocagne, et tout simplement, vous y restez?
– Oh! monseigneur, dit Croasse, nous comptions bien nous en aller, un jour ou l’autre. Il faut bien que nous nous mettions à la recherche d’un maître moins rude que Belgodère.
– Belgodère? demanda Pardaillan qui tressaillit. Celui-là qui fait profession de bateleur et logeait rue de la Tisseranderie, à l’Auberge de l’Espérance !…
– Celui-là même!… Nous avons, l’autre jour, profité d’une absence qu’il a faite pour nous éloigner à l’aventure. Mais pour tout dire, nous étions fort embarrassés de notre personne et nous commencions à regretter la pâtée de Belgodère, si mauvaise qu’elle fût, lorsque notre bonne étoile nous a fait passer devant la Devinière … Maintenant, continua Picouic, si monseigneur daignait le permettre, je lui soumettrais une idée qui m’est venue en dormant sur le foin de cette écurie…
– Voyons l’idée, dit Pardaillan.
– Nous cherchons un maître, monseigneur, un maître qui ne nous rosse pas du matin au soir, ou qui, du moins, après la rossée, nous sustente autrement qu’avec des cailloux. Nous cherchons, dis-je, un maître qui sache reconnaître notre courage…
– Votre courage?… Hum!…
– Notre intelligence, notre habileté, enfin toutes les qualités qui, comprimées en nous par une existence pitoyable, ne demandent qu’à prendre leur essor… Pourquoi ne seriez-vous pas ce maître?…
– Dites-moi, fit Pardaillan qui avait suivi son idée à lui, puisque vous avez vécu avec ce Belgodère, qui était cette jeune fille, nommée… comment donc?…
– Monseigneur veut parler de la chanteuse Violetta?
– C’est cela même. Avez-vous un soupçon de ce qu’elle pouvait être et de l’intérêt que votre maître pouvait avoir à la garder avec lui?…
– Nous ne la connaissons pas. Lorsque Belgodère nous a rencontrés il y a cinq ans et nous a engagés dans sa troupe en nous promettant une vie princière, voyages en voiture, travail facile, nourriture exquise, à ce moment Violetta et Saïzuma vivaient déjà avec le bohémien.
– Saïzuma? demanda Pardaillan.
– Oui: la diseuse de bonne aventure… une folle.
– Et cette Saïzuma a-t-elle disparu aussi avec Belgodère?
– Je l’ignore, monseigneur; nous n’avons pas remis les pieds à l’Auberge de l’Espérance … Mais monseigneur n’a pas répondu à la demande que j’avais honneur de lui soumettre humblement.
– Ah! oui… vous cherchez un maître, et il vous conviendrait que ce maître, ce fût moi?… Eh bien, je vous répondrai là-dessus demain matin. Demeurez donc ici pour cette nuit encore, et nous verrons… Mais dites-moi, cette Saïzuma… vous dites que c’est une folle?…
– Du moins, elle paraît telle. D’ailleurs, elle parle fort peu, si ce n’est pour exercer son métier qui est de lire dans la main des gens.
– Savez-vous si elle connaissait la petite chanteuse?
– Qui peut savoir ce que pense Saïzuma? Elle est un mystère vivant. Son visage même nous est inconnu, car elle porte toujours un masque. Si elle connaissait Violetta, si elle avait pour elle de l’affection ou de la haine, voilà ce qu’il est impossible de dire. La Simonne eût pu seule vous parler de Violetta, qu’elle appelait sa fille. Mais la Simonne est morte…
Pardaillan demeura silencieux et pensif. Cette mystérieuse bohémienne surexcitait sa curiosité. Qui était-elle? Sans aucun doute, une complice de Belgodère… La pensée lui vint tout à coup que peut-être cette femme était encore à l’Auberge de l’Espérance . Il songea à la douleur de Charles d’Angoulême. Il se dit que s’il pouvait retrouver la piste de la disparue, s’il pouvait créer près de lui ce bonheur de deux amants réunis grâce à lui, ce lui serait une joie presque aussi puissante que de retrouver Maurevert.
Il se mit donc en route pour l’Auberge de l’Espérance et y pénétra au moment même où l’hôte fermait les portes, à cause du couvre-feu qui sonnait. Mais pour certains cabarets borgnes de Paris, alors comme aujourd’hui, la fermeture n’était qu’apparente. Au contraire, c’est une fois le couvre-feu sonné que le patron faisait ses meilleures affaires, grâce à la spéciale clientèle nocturne qui se glissait à ce moment dans la salle commune.