– Je ne sais, dit Belgodère avec une hésitation; mon plan était bien combiné. À cette heure, tout me paraît remis en question. Voilà mon histoire, madame. À vous de tenir parole. Vous m’avez promis une belle vengeance…
– Violetta est au fond d’un cachot. Est-ce que cela ne te suffit pas?
– C’est comme si vous me demandiez si un verre d’eau me suffit pour étancher ma soif, alors qu’il me faut une bonne pinte de vin aux épices, bien rude au gosier, et coulant dans ma gorge comme du feu.
– Eh bien, que dirais-tu si je faisais pendre Violetta sous les yeux de Claude comme ta Magda fut pendue sous tes yeux?…
Un terrible sourire balafra le visage du bohémien.
– Pendue et brûlée! insista Fausta.
– Oh! oh! Et Claude verra la chose?…
– Il la verra.
– Et je serai près de Claude?
– Tu seras, près de lui!
– Et je pourrai lui parler? le forcer à regarder? lui dire que c’est moi qui ai pris son enfant et qui la livre au bûcher?
– Tu seras près de lui et tu lui diras ce que tu voudras.
– Par l’enfer, je n’eusse pas imaginé une aussi belle vengeance! gronda Belgodère avec un souffle de fauve flairant sa proie.
– Eh bien, écoute-moi; demain matin à dix heures, en place de Grève, seront pendues deux jeunes filles, pendues et brûlées. Leur crime, c’est d’être les filles d’un père qui autrefois était de la religion romaine et qui s’est mis ensuite d’une autre religion. Mais peu importe. Cet homme s’appelait Fourcaud. Il est mort en prison. Demain, le peuple pendra et brûlera ses deux filles qu’on nomme les deux Fourcaudes. Or, sais-tu ce que nous avons été faire tout à l’heure à la Bastille? Nous avons fait sortir l’une des Fourcaudes…
– Celle que j’ai conduite à l’abbaye, dit Belgodère haletant.
– Oui, et à sa place, pour être pendue et brûlée, nous avons…
– Laissé Violetta! rugit Belgodère. Enfer! C’est magnifique, cela!… Ah! bien m’a pris d’entrer à votre service!…
Et Belgodère, se renversant, contempla Fausta avec une admiration qui la fit frissonner de dégoût.
– Ainsi donc, reprit-il avec son sourire effroyable, demain matin, à dix heures, en place de Grève, seront pendues… comment?…
– Les deux damnées, les deux hérétiques protestantes.
– Peu m’importe leur religion, dit le bohémien d’une voix sombre. Violetta sera brûlée devant son père, voilà l’essentiel…
– Oui! devant son père! murmura Fausta qui tressaillit.
– Vous dites Violetta et une autre… qui est l’autre?
– Madeleine Fourcaud et Jeanne Fourcaud. Voilà celles qu’on doit jeter au bûcher. Madeleine y sera bien. Seulement, à la place de Jeanne, ce sera Violetta.
Belgodère se leva et fit quelques pas en grommelant dans son langage de rudes vocables qui devaient être des imprécations d’une joie hideuse. Soudain, il s’arrêta court.
– Mais Claude? gronda-t-il. Claude, comment verra-t-il? C’est que tout est là!… Comment le préviendrai-je? Car il faut que ce soit moi qui le prévienne!…
– Bon. Écoute-moi bien. Demain matin, tu iras sur la place de Grève. Lorsque tu verras que la foule est rassemblée, lorsque, les hurlements joyeux du peuple t’apprendront que les condamnés arrivent au supplice, tu entreras dans la troisième maison qui se trouve à gauche de la place en tournant le dos au fleuve…
– La troisième maison. C’est dans ma tête.
– Tu ne pourras t’y tromper. Il y aura des têtes à toutes les fenêtres des maisons voisines. Mais cette maison-là, vois-tu, sera fermée du haut en bas comme si elle portait le deuil des deux condamnés… Quand tu seras entré, tu demanderas à parler au prince Farnèse.
– Qui est le prince Farnèse?…
– Qu’importe! dit Fausta avec un livide sourire. On te conduira devant le prince Farnèse. Il est probable qu’on te fera entrer dans une grande pièce dont la fenêtre donne sur la place de Grève.
– Mais Claude! Claude!…
– Eh bien, Claude, tu le trouveras auprès de Farnèse!… Ce sont deux amis inséparables.
– Je ne comprends pas, dit Belgodère en hochant la tête, qu’un ancien bourreau soit l’ami d’un prince. N’importe, j’irai et agirai comme vous venez de dire. Et que devrai-je faire alors?
– Si, comme je l’espère, le prince Farnèse est dans la maison, si maître Claude se trouve auprès de lui, si tu es introduit près d’eux au moment où les Fourcaudes sont amenées sur la place de Grève, le reste te regarde!
– Mais enfin, gronda le bohémien, qui suivait ces détails avec une attention passionnée, si le prince n’est pas dans la maison?
– Il y sera!
– Si Claude n’est pas près de lui?…
– Il y sera!
– Si on ne veut pas me laisser entrer?…
– Tu diras simplement que tu es l’homme attendu par le prince Farnèse à dix heures du matin.
– Je serai donc attendu? fit le bohémien stupéfait.
– Tu seras attendu par Farnèse et par maître Claude!… Va maintenant. Je t’avais promis que ta vengeance, pour être retardée, n’en serait que plus complète. Va! Demain, à dix heures, tu montreras à Claude, par la fenêtre ouverte sur la place de Grève, sa fille Violetta sur le bûcher.
Belgodère eut un rauque grognement et, s’élançant hors de la maison Fausta, se dirigea en toute hâte vers la place de Grève. La nuit était profonde. Mais sur la place, à la lueur de quelques torches, des travailleurs nocturnes accomplissaient une singulière besogne. Le bohémien les examina quelques minutes.
– Les deux bûchers! grommela-t-il en tressaillant.
Ces travailleurs, c’étaient en effet des aides du bourreau de Paris. Et ces échafaudages qu’ils élevaient avec beaucoup de méthode, fascines dessous, pièces de bois par-dessus, le tout autour d’un poteau, c’étaient les deux bûchers destinés aux Fourcades.
Après le départ de Belgodère, Fausta s’était mise à écrire. Voici ce qu’elle écrivit:
«Votre rébellion méritait un châtiment. C’est pourquoi je vous ai infligé une souffrance proportionnée à votre faute. Puisque la rébellion était causée par votre fille, j’ai voulu que la souffrance vous vînt de votre fille. Et c’est pourquoi je vous ai dit qu’elle était morte. Mais vous êtes mon disciple bien-aimé. Je ne veux pas que la punition se prolonge… Cardinal, apprenez donc que Violetta n’est pas morte. Si vous voulez la revoir, trouvez-vous demain matin dans notre logis de la place de Grève et à l’homme qui, peu avant dix heures, vous viendra voir, demandez de vous la montrer: il vous la montrera.
Votre très affectionnée qui attend votre retour.»
Un messager porteur de la lettre partit aussitôt. Alors Fausta laissa tomber dans sa main sa tête alourdie et murmura:
– J’atteins et je frappe Farnèse. Mais comment atteindre et frapper Pardaillan avant de le livrer à Guise?… Le père assistera au supplice de Violetta… pourquoi l’amant n’y assisterait-il pas?