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Belgodère, d’une rasade, acheva son cinquième flacon qui fut aussitôt remplacé par un sixième. Il était pâle d’une pâleur livide, et de grosses gouttes de sueur coulaient sur son visage qu’il essuyait d’un revers de main.

– La veille du jour où Magda et les autres devaient être conduits à Montfaucon, reprit-il, j’allais trouver le bourreau. Depuis deux mois que durait le procès, j’avais ramassé de l’or, beaucoup d’or, soit en vendant tout ce qui nous avait appartenu, soit en me mettant la nuit à l’affût du bourgeois dans les rues écartées. J’allai donc trouver le bourreau…

– Où demeurait-il? demanda Fausta.

– Rue Calandre, dans la Cité, dit sourdement Belgodère.

– Et comment s’appelait-il?

– Claude! répondit Belgodère d’une voix plus sourde encore. Pourquoi m’obligez-vous à prononcer ce nom, puisque vous le saviez?

– Continue! dit simplement Fausta.

– Donc, j’allai chez lui. Je lui offris l’or. Je me mis à genoux. Je pleurai. Je suppliai. Je lui demandais pourtant une chose bien simple. C’était de mettre une corde usée au cou de Magda. La corde se fût brisée: c’est un cas de grâce. Et quant à la tirer ensuite de prison, j’en faisais mon affaire…

– Et que fit Claude?…

– Il prit le sac d’or et le jeta dans la rue. Puis il m’empoigna moi-même par les épaules, et me jeta dans la rue, comme le sac. Puis il ferma sa porte et se verrouilla. Je m’assis alors dans le terrain vague au fond duquel on a bâti le marché neuf et, la tête sur mes genoux, je pleurai toute la nuit. Au point du jour, je vis sortir le bourreau. Je le suivis… je le suivis jusqu’à Montfaucon. Vingt minutes plus tard, je vis Magda qui se balançait au bout d’une corde parmi les autres cadavres, tandis que le peuple poussait des cris de joie tels que je les ai encore dans l’oreille…

Et le bohémien, avec un geste de terreur, porta en effet les mains à ses oreilles, comme si réellement il eût entendu les clameurs de la foule tourbillonnant autour du gibet où se balançait la femme qu’il avait aimée…

– Et tes enfants? demanda Fausta. Que devinrent tes enfants?

Belgodère tressaillit. Il serra ses poings énormes, et son regard vacillant eut des lueurs d’acier ensanglanté.

– Eh bien? reprit-elle, Stella? Flora?… furent-elles donc pendues aussi?

– Non, râla Belgodère, elles ne furent pas pendues: elles furent baptisées!…

– Eh bien, tu en as été quitte pour les débaptiser, sans doute?

– Je n’ai jamais su ce qu’elles sont devenues, gronda Belgodère, je ne les ai jamais revues. Sont-elles mortes? vivantes? Je ne le sais pas et ne le saurai jamais… Je vous ai dit que le soir de l’arrestation, on avait tout emmené, hommes, femmes et enfants. Les enfants étaient au nombre de cinq, parmi lesquels Flora et Stella. Le lendemain de la scène de Montfaucon, j’appris que par les soins du bourreau, les enfants avaient été remis à des familles charitables qui acceptaient de les élever. Pendant trois mois, je cherchai partout. Je fouillai Paris. De mes deux filles, je n’en eus aucune nouvelle.

– Et que fis-tu alors?

– Au bout de trois mois, j’allai retrouver le bourreau et je lui dis: «Tu as tué celle que j’aimais. Et moi j’ai juré de te tuer à ton tour. Mais si tu veux me répondre, je te pardonnerai. Je te donnerai l’or que j’avais ramassé comme rançon de Magda. Je ferai plus: je m’engagerai à ton service et serai le fidèle serviteur, gardien de ta maison et de ta vie. Dis, veux-tu me répondre?… – Questionne! me dit le bourreau… Je pris tout mon courage pour lui demander: – Sais-tu où sont mes filles?… Et ce fut pour moi une minute de joie délirante lorsque j’entendis Claude me répondre: – Sans doute, puisque c’est moi qui les ai placées! Oh! tu peux te rassurer, bohème: tes filles sont privilégiées. Elles ont eu la chance d’être adoptées par un très haut bourgeois…» Ces mots n avaient aucun sens pour moi. Mais je me disais: «Cet homme qui me parle doucement ne me refusera pas de me dire où sont mes filles. Sans doute, il a tué Magda. Mais c’est son métier. Je ne puis lui en vouloir. Son métier n’est pas de désespérer un malheureux père, il va parler…»

Belgodère souffla fortement et fixa des yeux hagards sur Fausta.

– Croyez-vous qu’il ait parlé? fit-il en éclatant d’un rire sauvage.

– Sans doute, dit doucement Fausta. Le contraire me semble une impossible monstruosité.

Belgodère grogna quelques mots confus dans sa langue de bohème. Puis il reprit:

– Je priai donc le bourreau de me dire où se trouvaient mes enfants. Il fit non de la tête. Je me remis à genoux comme la première fois. Et je le suppliai de me les montrer encore une fois, lui jurant que je n’entreprendrai pas de les enlever. Pour toute réponse, il me releva en me saisissant par les épaules. Je criai grâce et miséricorde. Alors, il me dit: «Écoute, bohème, je devrais t’arrêter et te conduire à l’official. En te laissant partir, comme je l’ai déjà fait une fois, je manque à mon devoir. Ne lasse pas ma patience, et va-t’en. – Mes filles! mes filles! hurlai-je. – Tes filles sont en bonnes mains. Elles seront plus heureuses qu’avec toi. – Je veux mes filles! Rends moi mes filles! – Allons, dit-il sans colère et sans pitié, va-t’en!…» Et comme la première fois, il m’empoigna, car si fort que je sois, cet homme est encore plus fort que moi, et il me jeta dans la rue… Alors, comme dans la nuit où j’avais tant pleuré Magda, j’allai m’asseoir dans le terrain vague et, la tête sur mes genoux, je réfléchis à mon malheur, et je fis le serment que Claude souffrirait exactement ce que j’avais souffert.

– Le serment est beau, sans doute, dit froidement Fausta. Reste à l’accomplir!

– Vous allez voir, dit Belgodère avec son rire terrible. Je n’étais pas pressé. J’eusse pu tuer Claude, mais cela me paraissait insuffisant. Je m’attachai donc à ses pas. Je le suivis partout où il allait. Et c’est ainsi que je sus qu’il avait une fille et que cette fille, il l’aimait, il l’adorait comme j’avais aimé, adoré ma Stella et ma Flora. Le jour où j’eus cette certitude, madame, je faillis devenir fou de joie… Comme moi, Claude aimait! Comme moi, Claude allait souffrir. Comme moi, il allait pleurer sa fille! Et comme mes filles à moi, la sienne allait vivre avec des étrangers, d’une autre race et d’une autre religion… Cette fille, madame, c’était Violetta…

– La fille de Claude? dit Fausta.

– Oui, répondit Belgodère étonné de la question.

– Violetta, c’est la fille de Claude?

– Sans doute! L’eussé-je haïe sans cela? En elle, c’est Claude que je hais. Mais pourquoi me demandez-vous cela?

– Pour être bien sûre que Violetta, c’est la fille de Claude. Du moment que tu en es sûr…

– Tout à fait. Je continue donc. Je ne tardai pas à m’apercevoir que le bourreau avait une vraie passion pour son enfant. C’est donc dans l’enfant que je résolus de le frapper, et je pris toutes mes dispositions en conséquence. Malheureusement, je vis un jour que j’étais suivi: je dus fuir, quitter la France. Les bohémiens sont patients dans leur amour et dans leur haine. J’attendis patiemment le temps nécessaire pour être oublié. Au bout de quelques années je revins: mon amour était mort, mais l’attente avait aiguisé les dents de ma haine, je revenais affamé de vengeance.

Belgodère frissonna. Fausta le contemplait et l’étudiait avec une sorte de curiosité funeste.

– Je m’emparai donc de Violetta, poursuivit le bohémien. Une nuit je pénétrai avec deux ou trois de mes compagnons dans la petite maison de Meudon où il la venait voir. Violetta était sous la garde d’une femme nommée Simonne. Pour que cette femme ne pût me dénoncer, je m’en emparai également. Puis je les fis partir dans la direction de la Bourgogne. Quant à moi, je demeurai à Paris pour juger du coup que j’avais porté. Il était terrible. En un moment, je craignais que Claude n’en mourût. Il se rétablit heureusement et, le laissant cuver sa douleur, je rejoignis ma troupe. J’avais mon idée sur Violetta.

– Que voulais-tu donc en faire? demanda Fausta.

– Quelque chose comme une ribaude que j’eusse un jour livrée à quelque seigneur. Alors, je me fusse présenté devant Claude pour lui dire.»Tu m’as volé mes filles, j’ai volé la tienne. Tu as fait de Flora et de Stella des chrétiennes, j’ai fait de Violetta une ribaude.» Et alors, je l’eusse tué… Le hasard a semblé favoriser ce plan; lorsque Violetta me parut à point dans son âge et sa beauté pour être livrée, je revins sur Paris. À Orléans, où je m’arrêtai assez longtemps, je vis qu’un puissant et beau seigneur rôdait autour de la petite. Je m’informai. J’appris que cet homme, c’était le duc de Guise, c’est-à-dire quelque chose de formidable dans ce pays. Celui-là ne lâcherait pas sa proie quand il la tiendrait!… Je vins donc à Paris, et ma bonne étoile voulut que je rencontrasse le duc aux portes de la ville. Je le vis plus amoureux que jamais: je convins d’un bon prix, ce qui ne gâtait rien dans mon affaire, et je livrai Violetta… Seulement, à partir de ce moment, les choses s’embrouillent: croyant conduire la petite au duc de Guise, c’est à vous que je l’amène!…

– Le regrettes-tu?…

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