– Il est écrit que toutes mes revenues en votre bonne hôtellerie vous coûteront deux ou trois douzaines d’assiettes! fit le chevalier en riant, tandis que du coin de l’œil il désignait les débris qui jonchaient le carreau.
Huguette se mit à rire nerveusement.
– Il est de fait, dit-elle, que vous et monsieur votre père avez causé de grands ravages ici… en sorte que M. Grégoire, mon digne mari, ne vous voyait jamais arriver sans terreur…
– Et comment va-t-il, ce bon Grégoire? demanda le chevalier pour essayez de donner le change à l’émotion visible de l’hôtesse.
– Dieu ait son âme, le pauvre cher homme! il est mort, voici tantôt sept ans…
Et avec cette spéciale hypocrisie qu’on pardonne aux jolies femmes, Huguette profita de ce souvenir pour donner un libre cours aux larmes qui pointaient à ses paupières. Mais il eût été impossible de préciser si c’était bien la mort de son mari qui la faisait pleurer, ou la joie de ce retour imprévu du chevalier de Pardaillan.
– Et de quoi diable a-t-il pu mourir? demanda le chevalier. Il avait une santé si florissante…
– Justement, dit Huguette en essuyant ses yeux. Il est mort de trop bien se porter…
– Ah! oui… il était bien gras… je lui disais toujours que cela lui jouerait un mauvais tour tôt ou tard…
Ils parlaient, comme on dit, pour parler. Huguette examinait le chevalier à la dérobée; et elle constatait, peut-être avec une arrière-pensée de satisfaction inavouée, qu’il n’avait pas dû faire fortune: à certains détails perceptibles seulement au coup d’œil sûr et profond de la femme qui aime, à ce pourpoint un peu fatigué, aux plumes du chapeau qui n’étaient pas de première fraîcheur, elle jugeait que si Pardaillan n’était plus le pauvre hère qu’elle avait connu jadis, il était loin d’être le magnifique seigneur qu’il était devenu, croyait-elle encore une heure auparavant.
– Vous rappelez-vous, monseigneur le chevalier, dit-elle, la dernière visite que vous fîtes à la Devinière ?… Quinze ans, presque… c’était en septante-trois… vous étiez triste… oh! si triste!… et vous ne voulûtes pas me dire la cause de votre grand chagrin…
Pardaillan avait soulevé le rideau de la fenêtre près de laquelle il était placé, et un peu pâle, avait levé les yeux vers la façade d’une vieille maison sise vis-à-vis l’auberge.
– C’est là que je la connus, dit-il avec une grande douceur! c’est là que je la vis pour la première fois…
«Loïse!…» murmura l’hôtesse en elle-même.
Pardaillan laissa retomber le rideau, et se mettant à rire de son bon rire sonore:
– Ah çà, dame Huguette, vous n’avez donc plus de ce vin si clair et si traître qu’affectionnait mon père?…
L’hôtesse fit un signe; une servante se précipita; bientôt Huguette remplit à ras bord un gobelet que le chevalier lampa d’un trait.
– Fameux! dit-il. Quand on en a trop bu, on n’en a pas assez bu…
Coup sur coup, il vida ainsi trois ou quatre verres, tandis que l’hôtesse, de sa voix câline, multipliait les questions et serrait de près l’esprit du chevalier, poussée par la curiosité… ou peut-être par cette arrière-pensée que nous avons signalée. L’œil de Pardaillan se troublait, ce regard si limpide devenait sombre; ce front d’une si insoucieuse audace se voilait, et ces lèvres ironiques se crispaient.
– Tenez, Huguette, dit-il soudain en posant ses coudes sur la table, je n’ai plus personne au monde qui m’aime… que vous…
Le chien, à ce moment, fit entendre une plainte, comme s’il eût compris…
– Et toi! fit Pardaillan qui caressa la belle tête expressive de Pipeau. Donc, puisque vous êtes tous deux seuls à m’aimer, je ne vois pas pourquoi je vous cacherais mon cœur. Et puis, je ne sais si c’est ce brave vin, ou les souvenirs qui se lèvent en foule sous mes pas… enfin, sachez donc, dame Huguette, que si j’étais si triste à mon dernier passage à Paris, c’est que je venais de perdre Loïse…
– Morte! fit l’hôtesse avec une sincère et profonde douleur! Morte! Loïse de Montmorency!…
– Loïse de Pardaillan, comtesse de Margency, dit gravement le chevalier. Car elle était ma femme. Et moi, on m’avait fait comte de Margency. Oui, elle est morte… Le jour où nous quittâmes Paris, en ce jour d’horreur où nous marchions dans du sang, où nous étions comme fous dans la fournaise de la hideuse bataille…
– La Saint-Barthélemy! murmura Huguette avec un frisson.
– Oui… Ce fut ce jour-là, cela du moins je vous l’ai dit, que mon père succomba à ses blessures… là-haut… sur la colline de Montmartre. Et ce fut à ce moment, à cette minute d’angoisse où je me penchais sur mon père étendu dans l’herbe, ce fut alors qu’un démon bondit et frappa Loïse d’un coup de poignard… Versez-moi donc à boire, ma jolie Huguette.
– Oh! c’est affreux! fit l’hôtesse. Voir mourir le même jour votre père et… celle que vous adoriez!…
– Non! dit Pardaillan, qui se versa lui-même une rasade. Elle ne mourut pas ce jour-là. La blessure était insignifiante. Et Loïse en guérit rapidement…
– Alors? balbutia l’hôtesse.
– Alors, je l’épousai… à Montmorency. Alors j’entrevis le parfait bonheur. Alors je crus que le paradis était descendu sur terre exprès pour moi. Car, vous l’avez dit (Huguette baissa les yeux), j’adorais Loïse comme j’adorerai jusqu’à mon dernier souffle le dernier souvenir que je garde d’elle… Je l’aimais, voyez-vous, comme l’ange qui se penche sur la vie d’un malheureux… Je l’avais conquise avec mon cœur et mon épée… elle était mon âme…
Pardaillan disait ces choses-là avec un léger tremblement, les yeux perdus au loin, dans son passé…
– Pauvre chevalier! Pauvre Loïse! dit Huguette, oubliant son propre amour par un miracle d’amour.
– Oui!… Trois mois après notre union, l’ange s’envola… Depuis quelques jours déjà, je voyais bien que Loïse dépérissait. Mais je me disais que je l’aimais tant… que la mort n’oserait la toucher!… Un soir, une fièvre ardente la prit… Le lendemain matin, elle jeta ses bras autour de mon cou, voulut prononcer quelques mots, et expira doucement, ses beaux yeux bleus fixés sur mes yeux…
Un long silence suivit ces paroles.
– Pauvre chevalier! Pauvre Loïse! répéta l’hôtesse avec une de ces voix de caresse qui sont aux douleurs de l’âme ce qu’un baume rafraîchissant est aux brûlures du corps.
Et comme le chevalier se taisait, elle reprit timidement:
– Elle a donc succombé à cette fièvre?
Pardaillan la regarda avec une expression hagarde et secoua la tête:
– Si elle était simplement morte d’une fièvre, dit-il d’une voix étrangement rauque, n’ayant plus rien à faire au monde, je serais mort aussi, moi!… Or, j’ai vécu… et je vis… ajouta-t-il avec un accent terrible.
Il laissa retomber son verre vide sur la table et reprit:
– Loïse est morte assassinée…
– Assassinée! balbutia Huguette.
– Oui: ce coup de poignard… sur la colline de Montmartre…
– Mais vous disiez, chevalier…
– Que la blessure était insignifiante. C’est vrai: une égratignure bientôt cicatrisée. Seulement, le poignard…
– Eh bien?
– Eh bien!… le poignard était empoisonné!…
L’hôtesse frissonna.
– Alors, poursuivit le chevalier, je me mis en route pour rejoindre l’homme. C’est à cette époque que je vous vis, ma bonne Huguette, et que je vous confiai mon dernier ami… mon chien, mon brave Pipeau.
– Et… vous l’avez rejoint… l’homme?…
– Pas encore. Il sait que je le cherche. Par quatre fois, j’avais réussi à l’acculer… je le tenais! Mais la peur, Huguette, est une rude maîtresse, qui vous apprend tous les tours et détours du métier: l’homme, à chaque fois, m’a glissé dans les mains au dernier moment… Mais je le suis… il ne m’échappera pas… J’ai parcouru sur sa piste l’Italie, la Provence, la Bourgogne, tous les pays de France… J’ai vécu de la vie que m’avait enseignée mon père… J’étais parti de Montmorency fou de désespoir, abandonnant mes titres à la comté de Margency, n’emportant pas un écu. J’ai connu la misère des grandes routes, les étapes sans fin sous le ciel propice ou inclément, et souvent, Huguette, bien souvent, lorsque je me couchais sur une botte de paille sans manger, j’ai songé à la bonne hôtesse de la Devinière , qui avait toujours un dîner pour ma faim, un sourire pour mes joies, une larme pour mes douleurs…
– Hélas! murmura Huguette toute pâle de ce qu’elle venait d’entendre, ce n’est pas souvent que l’hôtesse a pensé à vous… c’est toujours!… Mais à propos de dîner, monsieur le chevalier, se reprit-elle avec un soupir et un sourire, j’ose espérer…