– Comment donc, ma bonne Huguette! Je fais plus que d’espérer: je réclame!… Que voulez-vous, ajouta le chevalier en éclatant de rire, il n’y a rien qui creuse l’estomac comme les souvenirs de jeunesse…
Et tandis que l’hôtesse, légère comme à ses vingt ans, courait à la cuisine pour préparer de ses mains un succulent dîner pour M. le chevalier, il achevait en lui-même:
«Oui, cela creuse l’appétit… appétit de vengeance… dîner sublime qui se mange froid et n’en est que meilleur… Or çà, je finira bien par rencontrer mon convive… À votre santé, monsieur de Maurevert!…»
Dans la cuisine, qui avait une porte particulière sur la rue, Huguette se heurta à deux seigneurs, dont l’un dit:
– Holà, l’hôtesse, un cabinet pour mon camarade et moi, quatre flacons de Beaugency, une ou deux de ces volailles, et le reste à l’avenant!
Huguette conduisit les deux gentilshommes dans le cabinet demandé et les quitta pour revenir à la cuisine en leur disant:
– Dans un instant vous allez être servis, monsieur Maineville et monsieur de Maurevert!…
– Comme deux bons clients! cria la voix de Maineville tandis que l’hôtesse fermait la porte du cabinet.
Puis elle rentra dans la grande salle et se mit à dresser le couvert de Pardaillan. Comme elle achevait, un jeune gentilhomme entra, le visage bouleversé, parcourut la salle d’un coup d’œil, et apercevant le chevalier, courut à lui.
– Deux couverts, madame Grégoire! dit Pardaillan en reconnaissant Charles d’Angoulême dans le nouveau venu.
Le jeune duc, très pâle, se laissa tomber sur un escabeau.
– Pardaillan, mon cher Pardaillan! murmura-t-il, je suis perdu!
– Bah! fit Pardaillan, que vous arrive-t-il? Êtes-vous traqué par les ligueurs de M. de Guise? La bonne reine Catherine vous aurait-elle invité à déjeuner chez elle?
– Vous jouez avec ma douleur, Pardaillan!…
L’œil ironique du chevalier s’emplit d’éclairs. Il saisit une main de Charles, et baissant la voix:
– Jamais je n’ai plaisanté avec la douleur humaine. Jeune homme, prenez mes avis pour ce qu’ils valent. Mais faites bien attention que Guise poignarde et que la reine-mère empoisonne! Faites attention que nous vivons dans une époque mystérieuse et terrible où la face du monde se renouvelle, où la mort en rut se promène dans Paris, où le poison sature jusqu’à l’air qu’on y respire, où dans tous les recoins d’ombre luisent des dagues, où les ruisseaux dans un instant peuvent se remettre à charrier du sang, comme j’ai vu, où nul ne peut se flatter de vivre plus que la seconde qu’il vit, où la farce devient tragédie, où les princes déchaînés aboient autour d’un trône, où le peuple hurle en demandant le maître qui demain posera sa botte sur sa tête, ou l’épouvante escorte chaque passant… et où les gens comme moi, enfin, ne peuvent s’empêcher de rire, ce qui est peut-être une façon de pleurer!… Et maintenant que vous êtes averti, mon prince, racontez-moi votre malheur…
– Eh bien, dit le jeune duc dont les yeux s’emplirent de larmes, cette jeune fille dont je vous ai parlé… cette enfant sans laquelle je ne puis vivre… celle que j’aime, Pardaillan!… elle a disparu!…
– Pauvre petit duc! murmura le chevalier avec ce singulier attendrissement. Et que dit le bohémien?
– Belgodère? introuvable! On ne l’a pas revu à l’Auberge de l’Espérance .
– Et que dit l’aubergiste?
– Il jure ses grands dieux qu’il ne sait rien!
– Il fallait le rosser. Cela lui eût délié la langue. Après?
– Après, Pardaillan?… Sur de vagues indications, je suis parti comme un fou, j’ai exploré les rues qui avoisinent la Grève, je suis revenu à l’auberge, je suis reparti, et enfin, me voici… désespéré à la mort…
Pardaillan garda le silence. Il réfléchissait, caressant d’une main distraite la tête du chien posée sur ses genoux.
– Oui, gronda-t-il enfin, comme se parlant à lui-même, c’est bien le temps des rapts, des viols, des vols, des meurtres, des trames sombres. Qui peut avoir intérêt à faire disparaître une pauvre petite bohémienne? Qui sait?… Et qui sait aussi qui peut bien être cette enfant?… Et qui sait les accointances que peut avoir ce Belgodère?… J’ai vu sur les plages de la Méditerranée les crabes s’en aller, louches et tortueux, vers de noires tanières. Le bohémien ressemble à ces crabes… il a leur allure oblique, leur indéchiffrable physionomie…
– Pardaillan, Pardaillan, vous me faites frémir!
Le chevalier haussa les épaules. Tout à coup, ses yeux se fixèrent avec plus d’attention sur le chien. Il tressaillit, médita un instant, et relevant la tête:
– Auriez-vous d’aventure un objet quelconque ayant appartenu à cette jeune fille?…
Le duc d’Angoulême rougit, soupira, et finit par tirer de son pourpoint une écharpe en soie brodée.
– Je l’ai… ramassée, hier, dans la voiture du bohémien, balbutia-t-il en la tendant au chevalier.
– Dites donc que vous l’avez volée, fit paisiblement Pardaillan qui fourra l’écharpe dans sa poche, se leva, reboucla sa rapière et ajouta: rentrez chez vous, monseigneur, et attendez-moi rue des Barrés. Peut-être ce soir ou demain matin vous apporterai-je des nouvelles… car j’ai un guide sûr.
– Un guide?…interrogea Charles.
– En route, Pipeau! commanda Pardaillan au chien qui poussa un aboi sonore. Te voilà bien vieux et goutteux, et sage, tel un bedeau, mon pauvre camarade; mais je pense qu’il te reste assez de nez pour conduire encore ton maître… bien que ton maître ne soit ni aveugle, ni manchot, ni boîteux, ajouta-t-il en grommelant.
Pipeau remua gravement la queue. À ce moment, l’hôtesse déposait sur la table les premiers éléments d’un dîner qui devait être une merveille, petits pâtés de la maison, éperlans de Seine, bécassines lardées, jeunes canards à la casserole, cuissot de chevreuil des forêts de Compiègne, flans à la Devinière , gelées de fruits confits, sans compter mainte autre friandise, enfin, un repas comme on n’en eût préparé dans cette rôtisserie ni pour Sa Majesté le roi de France ni même pour cette autre Majesté Henri de Guise, lieutenant général de la Sainte Ligue.
– Eh quoi! demanda Huguette d’une voix tremblante, vous partez? Sans faire honneur à mon dîner?…
– Dîner digne de deux empereurs, dit Pardaillan qui jeta un regard de regret sur les somptuosités gastronomiques d’où montaient des parfums délectables.
– Hélas! il ne fut ordonné qu’à votre intention… Qui va être digne de le manger?…
– Qui, ma chère Huguette? Par Dieu! s’écria Pardaillan dont l’œil s’illumina d’une flamme de bonté pour ainsi dire blagueuse, je veux aujourd’hui faire deux empereurs! Promettez-moi de servir mes invités comme moi-même… pour l’amour de moi!
– Je vous le promets, monsieur le chevalier, dit l’hôtesse tout étourdie.
Pardaillan traversa majestueusement la salle qui commençait à s’emplir de buveurs: officiers, gentilshommes, écoliers, élégante et tapageuse clientèle ordinaire de la Devinière . Sur le perron, il s’arrêta et considéra un instant les passants, faisant son choix, et cherchant deux invités dignes de lui, dignes du merveilleux dîner d’Huguette.
– Hola! cria-t-il soudain à deux hommes qui vinrent à passer. Veuillez entrer, messeigneurs… Oui, vous… vous, le grand noir au nez de corbeau, et vous, le grand échalas, aux yeux de vrille… c’est bien à vous que ce discours s’adresse! Faites-moi l’honneur de venir dîner céans: je vous invite!
Les deux hères auxquels s’adressait le discours en question s’arrêtèrent stupéfaits, se regardèrent, puis timidement, redoublant les salutations à chaque marche, gravirent le perron.
C’étaient deux grands diables qui n’en finissaient plus de hauteur, mais tous deux d’une extravagante maigreur, faméliques, semblant s’être exclusivement nourris de cailloux depuis le jour de leur naissance, piteux, minables, avec leurs manteaux troués, effrangés, leurs semelles acculées, rapiécées, leurs plumes grotesques, détrempées et déchiquetées, vêtus d’emphatiques guenilles de baladins dans la misère.
À leur entrée dans la salle, il y eut des grognements de protestation. Mais Pardaillan fit circuler autour de lui un regard si étincelant que les grognements se changèrent en murmures de satisfaction, et les grimaces en sourires.
Alors il conduisit les deux gueux à la table resplendissante et leur fit signe de s’asseoir devant le féerique repas qu’elle supportait. Effarés, muets d’émotion, les narines larges ouvertes et l’œil obliquement braqué sur les chefs-d’œuvre d’Huguette, les deux lamentables sires obéirent, s’assirent de côté, posant chacun un quart de fesse sur leurs sièges. Et ils demeurèrent pantelants, croyant rêver.
– Comment vous appelez-vous, monsieur de la Vrille? demanda Pardaillan à celui de ses invités qui paraissait le plus intelligent des deux: figure chafouine, petits yeux vifs voltant et virant, nez pointu, long cou, long buste, longs bras, longues jambes.