– Son père! haleta Charles en considérant avec horreur le visage du cardinal bouleversé par un désespoir sans nom.
– Sa mère! murmura Pardaillan en jetant un regard de pitié sur la bohémienne Saïzuma.
– Fuyez! reprit le cardinal hors de lui, en proie à ce délire qui fait vaciller l’esprit, le déracine et le renverse comme un arbre incapable de résister à la tourmente; fuyez, jeune homme! Ne me touchez pas! Tout ce qui me touche est maudit!…
– Je l’aimais! sanglota Charles. Puisque vous êtes son père, je m’attache à vous. Il ne peut plus y avoir pour moi de malédiction… et je veux au moins la consolation suprême d’entendre parler d’elle par celui qui devait veiller sur elle, la protéger, l’aimer…
Chacun de ces mots était un nouveau coup de poignard dans le cœur de Farnèse. Celui qui devait veiller sur Violetta, c’était lui!… La protéger, l’aimer, c’était lui!… Qu’en avait-il fait de sa fille!… Alors, devant ce jeune homme qui tordait ses mains et pleurait à grosses larmes, il recula, il voulut fuir lui-même… Il se retourna vers Saïzuma… vers Léonore…
– Viens! râla-t-il, presque insensé lui-même, viens! fuyons ensemble! Pardaillan lui mit la main sur l’épaule.
– Monsieur le cardinal, dit-il, soyez homme. Voici mon ami, M. le duc d’Angoulême… il aimait la pauvre petite Violetta… Vous dites qu’elle est morte… vous ne pouvez tout au moins refuser à cet enfant la terrible consolation de savoir comment elle est morte…
– Comment?… bégaya Farnèse… morte… assassinée.
Pardaillan tressaillit. La pensée du duc de Guise traversa son cerveau.
– Assassinée! dit-il froidement. Par qui?
– Par une femme… une tigresse… oh! je l’ai laissé échapper!… Malheur sur moi, malheur sur vous, puisque je ne l’ai pas tuée quand je la tenais!…
– Cette femme! cette femme! frémit le chevalier, tandis que Charles haletant se rapprochait pour entendre le nom de la maudite.
Le cardinal fit sur lui-même un puissant effort et parvint à reconquérir un peu de calme:
– Cette femme, dit-il, ne vous avisez pas de vous heurter à elle; vous seriez brisés comme verre. Vous qui pleurez Violetta, vous qui aimiez ma fille bien-aimée, j’éprouve pour vous toute la douloureuse pitié d’un homme qui souffre ce que vous souffrez. Duc d’Angoulême, et vous aussi, monsieur, prenez garde à cette femme; puisque vous avez connu et aimé Violetta, elle doit vous connaître et vous haïr… fuyez, s’il en est temps… fuyez Paris, fuyez la France, fuyez tous les pays où elle pourra se trouver; elle a des espions partout, elle sait tout, elle voit tout…
– Mais vous-même, monsieur! s’écria Pardaillan, qui ne put s’empêcher de frissonner.
– Moi, c’est autre chose! dit Farnèse. Moi, je suis le damné qui marche à sa destinée. Moi, j’ai juré la mort de Fausta, et si Fausta doit mourir de la main d’un homme, il faut que cet homme, ce soit moi!…
– Cette femme qui a assassiné Violetta, c’est donc…
– Elle s’appelle Fausta!…
– Bon! grommela Pardaillan, je vois que je l’avais bien jugée! Eh bien, Fausta du diable, puisque tu ne te mêles pas seulement de faire des rois, puisque tu te mêles aussi de tuer… pardieu! à nous deux!…
Farnèse, déjà, s’était retourné vers Léonore. Mais maintenant qu’elle avait remis son masque rouge, le charme était rompu. Ce n’était plus Léonore de Montaigues… c’était Saïzuma la bohémienne. Il joignit les mains, et d’une voix basse, ardente:
– Léonore, je t’aime toujours!… Léonore, maudis-moi! mais fuyons ensemble… Ton cœur, je le réchaufferai… ton âme, je la réveillerai…
Saïzuma eut ce rire terrible qui avait déjà glacé Farnèse.
– Mon cœur! dit-elle, ne savez-vous pas qu’il est resté dans la cathédrale, et que l’évêque l’a broyé sous ses pieds…
– Viens! gronda le cardinal. Je veux que tu viennes!…
La bohémienne, avec la force de la folie, se débarrassa de l’étreinte de Farnèse, et d’une voix stridente, cria:
– Jean de Kervilliers! Est-ce toi qui m’appelles?
Le cardinal recula, la sueur au front, les cheveux hérissés.
– Jean de Kervilliers! hurla la folle en marchant sur lui, que me veux-tu? Où veux-tu m’entraîner? Ô mon père, où êtes-vous?… Silence, tous!… La cloche a sonné… voici le maudit qui soulève l’ostensoir d’or et va bénir l’assemblée…
Un gémissement lugubre râla sur les lèvres de Farnèse qui recula encore.
– Le maudit! murmura-t-il. Oui, maudit! Bien maudit!…
Et il s’enfuit, éperdu, chancelant, et longtemps encore Pardaillan, cloué sur place par cette scène tragique, entendit son gémissement qui s’éloignait, et enfin se perdit dans le lointain. Le chevalier, alors, essuya la sueur qui coulait de son front.
– Venez, dit-il en saisissant le bras de Charles, sortons de ce couvent où l’air retentit de malédictions…
Charles secoua douloureusement la tête et d’un signe lui montra Saïzuma.
– Sa mère! murmura le jeune homme.
– La bohémienne… La folle!… Oui, je vous comprends…
Il se rapprocha vivement de Saïzuma:
– Madame, dit-il doucement, me reconnaissez-vous?
La folle fixa sur lui un regard étrangement scrutateur.
– Non, dit-elle. Mais peu importe qui vous êtes. Vous n’avez pas la voix ni le regard de cet homme qui était ici tout à l’heure. Et cette voix, si vous saviez… cette voix coulait sur mon cœur comme du plomb fondu… ces yeux noirs, voyez-vous… ah! ajouta-t-elle tout à coup avec un rire navrant, voyez si je suis folle: ce regard et cette voix, j’ai cru que c’était la voix et le regard du damné… mais je sais que l’évêque est mort!…
– Madame, reprit Pardaillan avec la même douceur, voulez-vous venir avec moi?…
Saïzuma, un instant le considéra avec une attention profonde.
– Je veux bien, dit-elle enfin. Je ne vois rien dans les lignes de votre visage qui m’inspire défiance ou épouvante…
– Venez donc…
Et Pardaillan, prenant la main de la bohémienne, la mit dans celle de Charles qui tressaillit douloureusement. Et il marcha en avant… Dehors, il retrouva Picouic, fidèle à son poste sur la brèche. Quant à Croasse, il avait disparu: nos lecteurs savent ce qu’il était devenu…
Ce fut à ce moment, nos lecteurs ne l’ont peut-être pas oublié, que sœur Mariange apparut sur la brèche. Elle regarda au loin et ne vit personne. Mais Mariange était obstinée. Elle croyait avoir trouvé une occasion de faire fortune et elle était décidée à ne pas la laisser échapper. Elle commença donc à descendre précipitamment les pentes de la colline, se dirigeant vers la Grange-Batelière. Et lorsqu’elle fut arrivée à deux cents pas des murs de Paris, elle eut la satisfaction d’apercevoir un groupe qui s’enfonçait sous la porte Montmartre; dans ce groupe, elle reconnut aussitôt la bohémienne à son manteau bariolé et à sa démarche qu’il était difficile d’oublier quand une fois on l’avait vue.
Sœur Mariange, sans hésitation, se mit à courir de ses petites jambes courtaudes et s’engouffra à son tour sous la porte. Elle arriva à temps pour voir Saïzuma, toujours escortée de Pardaillan et de Charles, tourner à gauche. Alors, elle suivit à distance. La petite troupe, par des ruelles, parvint à cette grande artère du vieux Paris qui s’appelait la rue Saint-Denis. Il était d’autant plus facile à Mariange de suivre sans être remarquée que les rues étaient remplies d’une foule agitée, de bourgeois en armes et de gens qui criaient:
– Mort aux huguenots…
D’où venait cette agitation? Mariange ne se le demanda pas. Elle continua à marcher sans perdre de vue le manteau de la bohémienne. Et enfin, elle vit Pardaillan et toute la petite troupe entrer dans une auberge qu’elle ne connaissait pas. D’autre part, comme elle ne savait pas lire, elle ne put déchiffrer la belle enseigne qui se balançait sur sa tringle en fer, laquelle s’avançait jusqu’au milieu de la rue presque. Alors, elle interrogea une femme qui passait et sut le nom de l’auberge.
– La Devinière … bon!… grommela-t-elle en enfonçant ce nom dans sa mémoire.
Sœur Mariange se mit alors à faire les cent pas, réfléchissant sur cette aventure. Devait-elle parler à ces étrangers comme elle en avait eu l’intention?… C’était peut-être un moyen de gagner de l’argent, mais aussi de s’attirer la colère de l’abbesse. Elle songea à l’in-pace [12] et frissonna. C’était une matoise que cette Mariange. Elle se demanda s’il n’y aurait pas un moyen d’éviter l’in-pace où on pourrissait lentement, où elle se rappelait parfaitement qu’une sœur était morte de faim et de terreur; et en même temps, de ne pas renoncer au bénéfice qu’elle avait escompté.
– J’ai trouvé, fit-elle tout à coup. D’après tout ce que j’ai pu voir et entendre, l’abbesse a un gros intérêt à ne pas perdre de vue cette bohémienne du diable. Il est certain que le départ… la fuite de la bohémienne va donner de graves ennuis à Mme de Beauvilliers. Alors, moi, j’arrive, je lui révèle la retraite de la bohémienne et de ceux qui l’ont enlevée et comme récompense, je demande dix écus d’or… au moins!