– Ah çà! vociféra Belgodère. Vas-tu aller chanter, par tous les diables!
Violetta le regarda, affolée; elle joignit les mains dans un geste d’horreur.
– Chanter! râla-t-elle. Chanter quand ma mère morte est là encore! Oh! tuez-moi plutôt!
Le bohémien la saisit rudement par le bras, se pencha sur elle, et d’une voix blanche de fureur:
– Écoute bien, la chanteuse! Je ne te tuerai pas…, car on t’attend… des princes, des ducs, te dis-je! Seulement choisis; ou tu vas prendre ta guitare et faire entendre ta jolie voix ou je me mets à fouetter… ta mère!
En même temps, le bandit saisit un fouet à chiens… Violetta jeta un cri d’épouvante insensée. Elle eut, autour d’elle, ce regard de la biche aux abois, qui exprime plus que de la douleur, plus que du désespoir… et ce regard s’arrêta sur Saïzuma!…
Belgodère, avec un sinistre ricanement, leva le fouet sur la morte!… La jeune fille courut à la bohémienne, lui saisit les deux mains, et d’une voix étranglée:
– Madame! Madame! Défendez-la! Protégez-la! Elle est morte, madame! Souvenez-vous qu’elle vous a soignée! Oh! elle ne m’entend pas! Allez-vous laisser frapper une morte?… Ma mère!…
– Qui parle ici de mère? dit la bohémienne, hagarde. Est-ce qu’il y a des mères! Est-ce qu’il y a des enfants!…
– Pitié, madame! Cet homme vous écoute et vous craint! Un mot! Dites un mot!
– Attention! hurla Belgodère. Décide-toi!
Violetta se tordit les bras.
– Oh! cria-t-elle affolée, vous n’avez pas de cœur, bohémienne!
– Pas de cœur! dit sourdement Saïzuma. Il est perdu, mon cœur… J’en avais un… Il est resté là-bas… dans l’immense église… Jeune fille, écoute! Prends garde à l’évêque voleur de cœurs!…
– Misérable folle! sanglota l’enfant. Tu ne veux rien faire pour ma mère! Eh bien, écoute à ton tour! moi, la fille, je te maudis! Entends-tu! Maudite sois-tu! par moi!…
Saïzuma éclata de rire!… Et lentement, elle remit son masque rouge sur son visage… Violetta se tourna vers le bohémien au moment où il laissait retomber le fouet… Elle bondit… Ce fut elle qui reçut le coup sur ses épaules…
– Grâce, Belgodère! Je t’obéirai… j’irai chanter!…
– À la bonne heure! dit froidement le sacripant qui tendit la guitare à l’enfant.
Elle la saisit lentement d’un mouvement de désespoir concentré, et le visage ruisselant de larmes, murmura:
– Chanter!… Près du corps de ma mère!… Ô ma pauvre maman, pardonne-moi ce sacrilège… Obéir!… Chanter devant cette foule pour gagner quelques pièces de monnaie… un peu d’argent!… De l’argent! ajouta-t-elle en tressaillant soudain, illuminée par une profonde et touchante pensée. Mais avec de l’argent… je pourrais… oh! ma mère!… oui!… J’irai chanter!… Mais dût le bohémien me tuer, ce sera pour t’acheter un bouquet… ce sera pour fleurir ton pauvre cercueil!…
Elle s’inclina rapidement, baisa la morte au front, et s’élança au-dehors. Belgodère, lui jetant un regard de terrible joie, grinça entre ses dents:
– Va, fille de bourreau! Cours au piège que je t’ai tendu! Guise t’attend! Demain tu seras infâme! Et ton infamie de ribaude jetée par moi dans la couche du soudard, nul autre que moi ne la dira à ton père!… Ah! maître Claude! Ah! bourreau! C’est moi qui deviens ton bourreau! Chacun son tour!
Et alors il descendit les marches branlantes du petit escalier en hurlant:
– Messeigneurs, voici la chanteuse! Place, manants! Place à l’illustre chanteuse Violetta! Et vous, monsieur Picouic! Et vous, monsieur Croasse! Fainéants! Faites ranger ce peuple…
Deux hercules qui, avec Saïzuma, diseuse de bonne aventure, et Violetta, chanteuse, complétaient la troupe de Belgodère, se mirent à distribuer au menu peuple force horions et bourrades, et bientôt un grand cercle se forma, au centre duquel la pauvre adorable créature accordait sa guitare sur laquelle tombaient des larmes silencieuses.
À deux pas de la petite chanteuse, un groupe de gentilshommes, favoris de Guise; et en avant d’eux, le duc, pâle, agité, l’œil rivé sur cette enfant qui le faisait trembler… Sur sa gauche, le prince Farnèse, sombre et muet; près de la roulotte, à laquelle il s’appuyait, le duc Charles d’Angoulême, plus tremblant, plus agité peut-être qu’Henri de Guise… Et là-haut, à la fenêtre, à demi cachée dans les rideaux, c’était une fatale apparition planant sur cette scène… la princesse Fausta!
Violetta ne voyait rien: son âme restée près de la morte; ses yeux demeuraient baissés sur l’instrument; et ses doigts fins, au dessin d’une étonnante pureté, se mirent à voltiger sur les cordes; une ritournelle d’une grande douceur, d’un charme mélancolique de lointains pays s’exhala dans l’air embaumé par les éventaires du marché aux fleurs.
– Pour toi, mère chérie, murmura l’enfant… pour mettre un bouquet sur ta tombe…
Et sa voix, mélodie vivante qui pénétrait jusqu’au cœur, sa voix d’or commença une naïve complainte d’amour… mais dès la première strophe, elle s’arrêta, brisée par un sanglot… Le duc de Guise s’avança vivement. Il oubliait où il se trouvait, et que des milliers de regards pesaient sur lui! La passion l’emportait! Les larmes de Violetta la lui faisaient paraître cent fois plus belle.
– Vous pleurez? demanda-t-il d’une voix altérée.
La chanteuse leva sur lui son suave regard noyé de douleur.
– Vous! balbutia-t-elle frissonnante. Laissez-moi! Oh! par grâce, éloignez-vous!
– Tu pleures, jeune fille! reprit le duc haletant. Si tu voulais… jamais plus tu ne pleurerais… car tu serais la plus fêtée, la plus choyée dans Paris… Écoute-moi, gronda-t-il avec plus de menaçante ardeur, ne te recules pas ainsi… Par le ciel! il faut que tu saches que je t’aime… il faut.
À ce moment, comme Charles d’Angoulême, livide, la main à la garde de l’épée, s’avançait en frémissant, une éclatante fanfare de trompettes résonna sur la place de Grève… Des clameurs furieuses aussitôt s’élevèrent de la multitude qui reflua, tourbillonna…
– Les gardes du roi! Les suisses de Crillon! À mort!… À l’eau!…
Ces gardes, ces suisses, c’étaient ceux qui, la veille, avaient essayé d’enlever les barricades élevées par le peuple!… C’étaient ceux que les bandes de Brissac, de Crucé, de Bois-Dauphin avaient refoulés jusque dans l’Hôtel de Ville où ils s’étaient enfermés, où ils avaient passé la nuit, et d’où ils venaient de sortir, trompettes en tête!…
Le duc de Guise s’élança en poussant une imprécation. Ses gentilshommes le suivirent, l’épée à demi tirée… Le peuple, à la vue de ses ennemis de la veille, poussait des vociférations de rage… En un instant, la place, si paisible et joyeuse, fut remplie de hurlements, bousculades de bourgeois courant s’armer, cris de terreur des femmes qui s’évanouissaient…
– Aux armes! À mort les suppôts d’Hérodes!…
– À l’eau, les gardes! À l’eau, Crillon!…
Et ce fut dans ce tumulte de prise d’armes, à cette minute où les arquebusades allaient peut-être recommencer, ce fut dans le bouillonnement des foules autour de la roulotte, qu’eut lieu la première rencontre de Charles d’Angoulême et de Violetta…
En voyant Guise se précipiter vers Crillon, Charles avait renfoncé son épée et s’était arrêté près de l’enfant… Quelque chose comme une aurore d’espérance se leva dans les beaux yeux de Violetta… Ils étaient l’un devant l’autre, tous deux d’une exquise jeunesse, d’un charme intense dans la grande rumeur d’orage qui se déchaînait. Pour la première fois, ils se voyaient de près et se parlaient… ils étaient pâles: l’extase les faisait trembler…
– De grâce, dit-il doucement, ne craignez rien… Vous pleuriez… Est-ce que cet insolent gentilhomme…
– Non! oh! non, fit-elle avec effroi. Je pleurais… voyez-vous… parce que…
Elle inclina la tête, et d’une voix très basse, infiniment triste:
– Ma mère est morte!… Elle est là… toute seule!… Et nul ne se penche sur ce pauvre corps pour lui faire l’aumône d’une prière.
Elle se reprit à pleurer, une main devant ses yeux.
– Votre mère est là… morte! dit Charles en pâlissant de pitié comme il avait pâli d’amour. Et vous, pauvre enfant, on vous forçait à chanter!… ceci est horrible!…
– Non, non! dit-elle en jetant un regard de terreur sur Belgodère qui rôdait autour d’eux en grondant. Je chantais… pour acheter des fleurs à ma mère…
Le duc d’Angoulême frissonna. À cette minute, un grand silence solennel tomba sur la Grève. Les trompettes se taisaient. La multitude avait cessé ses clameurs; Crillon et le duc de Guise échangeaient des paroles que chacun tâchait d’entendre…
Charles prit une main de Violetta qui, à ce contact, tressaillit… Il la conduisit à la roulotte, la fit monter et entra lui-même… Alors il aperçut le corps de la Simonne étendu sur sa couchette, et il s’inclina, la tête nue, tandis que Violetta s’agenouillait…