– C’est ce dont il faut nous assurer. Suis-moi, Maurevert, et tiens-toi prêt.
Les deux hommes s’élancèrent à travers champs et, tout en courant, établirent leur plan. Ils atteignirent le sentier, à hauteur du dernier mulet derrière lequel marchait le dernier muletier de l’escorte.
– Au large! dit le muletier d’une voix menaçante.
– Faquin! cria Maurevert. Je vais t’apprendre le respect dû à un gentilhomme!
– Un instant, mon officier, intervint Maineville, ce brave homme ignore que je suis l’un des garçons du moulin et que vous êtes, vous, l’officier des meuneries royales. Allons, l’ami, nous t’escortons jusque là-haut.
– Vous êtes garçon meunier? fit le muletier en jetant un regard soupçonneux sur Maineville.
– Il me semble que cela se voit assez, et ce gentilhomme que tu vois là est préposé au droit de mouture.
– Et de par mes fonctions, dit Maurevert, je veux voir quelle qualité de blé contient ce sac.
– À votre aise, mon officier, reprit Maineville. Ce brave homme ne voudra pas attirer une mauvaise affaire à mon patron, en résistant.
Le muletier jeta un rapide coup d’œil autour de lui. Il vit que ses camarades avaient marché pendant cette discussion; il parut un instant vouloir les rappeler; mais sans doute il se ravisa à la réflexion, car il reprit d’un ton de mauvaise humeur:
– Faites donc votre office. Je vais vous montrer mon blé.
Et il commença à défaire la cordelette qui nouait la tête du sac jeté en travers de la mule de façon qu’il pendait à droite et à gauche sur les flancs de la bête. Le muletier ayant entrouvert le sac en tira une poignée d’orge; mais à ce moment, comme pour l’aider, Maineville se précipita et bouscula l’homme; le sac s’ouvrit, l’orge se répandit sur le sentier, et le sac n’ayant plus de contrepoids tomba de l’autre côté. Le muletier, sans un mot, se rua. Mais déjà Maurevert avait plongé la main dans le sac à moitié délesté, et avait constaté au fond la présence d’un deuxième sac qu’il tâta rapidement.
Il se releva comme le muletier arrivait sur lui… Maurevert était tout pâle! Ce deuxième sac, à son toucher, avait rendu un son de métal… et sous ses doigts, il avait senti des formes dures qui ne rappelaient que vaguement l’orge ou tout autre grain… c’étaient des ducats ou des écus!…
– C’est bien, dit-il froidement. Ramasse ton blé, mon brave homme.
Le muletier, sans répondre, tira un de ces pistolets et l’amorça.
– Au large, mon officier! cria Maineville; ce muletier est fou furieux.
Les deux hommes bondirent. Comme ils avaient gagné une vingtaine de pas, Maurevert sentit un choc au-dessus de sa tête, et son chapeau tomba: c’était le muletier qui venait de tirer… Maurevert et Maineville disparurent bientôt, et le muletier murmura:
– Qui sont ces deux hommes?… Ont-ils dit la vérité?… Je ne crois pas qu’ils aient eu le temps de…
Il plongea sa main au fond du sac et, ayant constaté que son contenu métallique était toujours en place, il se rassura, rechargea le sac sur le mulet et rejoignit ses camarades au moulin. Au pied de la butte, contre une haie vive, Maurevert et Maineville s’étaient arrêtés.
– Trente mulets chargés d’or! dit Maurevert. Car il est évident que les vingt-neuf premiers sacs contiennent au fond ce que contient le trentième.
– Oui… il y a peut-être là plusieurs millions, dit Maineville pensif.
– Maineville!…
– Maurevert!…
Les deux agents de Guise se regardèrent. Maurevert était livide. Maineville paraissait calme. Il y eut une minute de silence. Puis Maineville posa sa main sur l’épaule de Maurevert et dit:
– Je te comprends, camarade. Tu veux dire que si nous voulions, au lieu de prévenir notre duc, nous pourrions conquérir deux ou trois de ces sacs. Et alors, nous aurions chacun une fortune à faire envie à d’Épernon lui-même. Mais voyons, si cela était, que ferais-tu de cet or?
Maurevert jeta autour de lui un regard inquiet; il lui avait semblé que la haie venait de s’agiter. Mais sans doute c’était le vent qui bruissait dans les feuilles… car il n’y avait personne. Du moins, il ne vit personne.
– Ce que je ferais, dit-il alors, je partirais, Maineville! Je commence à me fatiguer de la guerre et des aventures. Et puis j’ai éprouvé l’ingratitude des grands. J’ai servi Charles IX, et Charles IX m’a oublié. J’ai servi Catherine de Médicis et lui ai rendu un de ces services qui sauvent une dynastie. La vieille Médicis m’a laissé gueux comme devant. J’ai servi enfin les Lorrains. Notre grand Henri m’a promis monts et merveilles. Et toujours j’attends que ces promesses sortent du domaine des rêves pour entrer dans celui des réalités. Si j’avais deux cent bonnes mille livres à moi, Maineville, je m’en irais! Où? Je ne sais… mais l’air de Paris ne me vaut rien pour le moment. Je n’ose plus m’y promener par les rues, de crainte d’y rencontrer…
– Quoi donc? fit Maineville.
– Rien: un spectre. Tu ne crois pas aux revenants? J’y crois, moi! J’en ai vu un…
Et Maurevert frissonna comme frissonnaient les feuilles de la haie qui à ce moment s’agitaient de nouveau.
– Des spectres! dit Maineville en haussant les épaules, quand j’en ai rencontré, je m’en suis débarrassé d’un bon coup de dague.
– J’ai essayé! Mais mon spectre à moi a l’âme chevillée au corps. L’autre soir, j’ai mis deux truands à ses trousses…
– Eh bien?
– Eh bien! il a pris les truands chacun sous un de ses bras et les a emportés…
Maurevert passa une main sur son front.
– On dirait que tu as peur! ricana Maineville. Moi, je n’ai peur de rien!
– Peur! fit sourdement Maurevert. Tu me connais. Tu m’as vu dans vingt rencontres. Je me suis battu avec les plus terribles des Quarante-Cinq. Bussi-Leclerc déclare lui-même qu’il ne voudrait pas avoir affaire à mon épée. J’ai répandu mon sang, risqué ma vie mille fois dans les embuscades nocturnes et dans les combats au grand soleil. J’ai regardé la mort en face… Je n’ai jamais tremblé… Eh bien, Maineville, toutes les fois que je songe à cet homme, je sens un froid de glace me pénétrer jusqu’aux moelles; si je suis dans la rue, je me hâte de rentrer; si je suis chez moi, je me barricade!… Oui, Maineville, j’ai peur de cet homme!… Peur au point que je me tuerais pour échapper à cet horrible sentiment.
Maineville ne riait plus.
– Il faut que je me sauve, reprit sourdement Maurevert, que je m’en aille au bout du monde, s’il le faut… que je connaisse enfin la joie que je ne connais plus depuis seize ans; dormir tranquille, n’avoir à redouter que des batailles, des coups, ou même la mort… oublier cet homme!… Et pour cela, il me faut de l’argent!… Maineville, qu’est-ce que deux cent mille livres?… Laisse-moi les prendre…
– Écoute, dit alors Maineville… De grandes choses se préparent. Le duc sera roi de France. La grande conspiration commencée il y a bien longtemps… tu en étais, Maurevert… c’était à l’époque de la grande tuerie de huguenots. Eh bien, cette conspiration va aboutir. Que manque-t-il? Presque rien: un peu d’or pour lever des hommes, réduire le Béarnais et forcer le Valois dans son dernier retranchement… Cet or, le pape nous l’avait promis… puis voici que ce vieux ladre se retire de nous. Il a peur d’on ne sait quoi… Et pourtant, l’or est là!… Cet or, Maurevert, c’est la Ligue sauvée, c’est la couronne pour Guise, et pour moi l’épée de connétable. Si nous en distrayons une partie, nous ne sommes plus que de misérables tire-laine. Guise nous chasse…
– Et que m’importe! gronda Maurevert.
– Oui, mais il m’importe beaucoup, à moi!… Suis bien mon plan: nous nous adjoignons quelques hardis compagnons; ce soir, nous revenons en force au moulin; nous nous emparons des fameux sacs; nous les transportons à l’hôtel de Guise. Et alors, je dis au duc: Monseigneur, l’argent est là. Pour moi, je ne demande rien. Mais il faut deux cent mille livres pour Maurevert. Sinon, il est capable de crier tout haut comment vous avez trouvé les millions qui vont vous permettre de lever une armée… Crois-tu que Guise te refusera cette somme?…
Maurevert ne répondit pas: il réfléchissait à cette proposition.
– C’est tout ce que je puis faire, dit Maineville. Si tu essayais de prendre toi-même, à mon grand regret, Maurevert, je serais forcé de te tuer…
– Eh bien, oui! Tu as raison!…
– Ainsi, nous faisons comme j’ai dit?
– De point en point, fit Maurevert. À ce soir, donc!…
– Bien, cher ami. Seulement, d’ici ce soir, tu ne me quittes pas, voyons! Mon Dieu, je me mets à ta place, va, et je comprends qu’en ce moment tu aies fort envie de m’étriper, puis de courir au moulin. Mais mets-toi à la mienne, Maurevert, et tu comprendras de ton côté que je sois décidé à te couper la gorge, à toi, mon meilleur ami; que veux-tu… je n’ai pas de faiblesse d’esprit, tu le sais bien, et s’il s’agissait de piller tout autre que Guise, je serais ton homme. Mais que suis-je, moi? Le dogue d’Henri. Si on approche mon duc, je grogne. Si on veut toucher à sa pitance, je sors mes crocs. Restons amis, Maurevert.