«Pourquoi ce pauvre gentilhomme, sans feu ni lieu, ne s’appelle-t-il pas duc de Guise?…»
Pardaillan continua son exposé. Car vraiment, à les voir si paisibles tous deux, si calmes dans leurs paroles mesurées, dans leurs gestes à peine esquissés, il eût été impossible de supposer le drame effroyable qui se déchaînait dans l’âme de la femme, et que cet homme pouvait, devait tomber mort au premier geste de cette femme.
– Donc, reprit-il, sachant sûrement que Clément a été armé par Guise, par vous, sachant que de longtemps vous ne retrouverez pas un homme capable comme lui de regarder en face la majesté royale sans en être ébloui, capable, d’un geste de son bras, de changer les destinées du royaume de l’Église, moi, Pardaillan, je me suis emparé de ce moine. Et si vous me frappez, il meurt, comme vous avez pu l’entendre par la promesse que monseigneur le duc d’Angoulême vient de me faire. Il meurt. Henri III est prévenu que Guise le veut tuer. Plus de grande procession. Plus de voyage à Chartres. Valois se défend. Guise est perdu, et vous aussi. Est-ce clair?
Fausta, blanche comme une morte, Fausta insensible en apparence. Fausta souffrait en ce moment comme elle n’avait jamais souffert. Elle rugissait en elle-même, et son cœur bondissait. Elle haïssait cet homme qui la bravait, d’une haine furieuse, d’une haine humaine… elle qui avait voulu s’élever au-dessus de toute humanité… et elle était prête à se jeter à ses genoux, à crier grâce, à s’avouer vaincue, à humilier son orgueil, à proclamer son amour, à hurler enfin qu’elle n’était qu’une femme!…
– Que voulez-vous? demanda-t-elle rudement.
– Peu de chose; contre la liberté de Jacques Clément, contre le serment que je vous fais de ne rien tenter pour m’opposer à son projet, je vous demande la vie et la liberté de deux hommes. Est-ce trop pour payer la mort d’un roi?…
– Deux hommes? dit Fausta surprise.
– Nous y voici donc, fit Pardaillan. Je vais vous dire, madame. Ces deux hommes, je ne les connais pas. Leur vie ou leur mort m’est indifférente, comme celle de Valois. Seulement, vous avez vu tout à l’heure ce jeune homme qui maintenant s’apprête à égorger Jacques Clément s’il ne me revoit pas. Eh bien, ce jeune homme a une mère qui s’appelle Marie Touchet. Et cette femme, un jour que mon père allait subir le supplice, est apparue dans la prison et a sauvé mon père… et moi, par la même occasion. Le fils de Marie Touchet m’est sacré, madame. Et puis, peu à peu, je me suis mis à l’aimer pour lui-même. Alors, voyez comme c’est simple: tout naturellement, je me suis mis à aimer ce qu’aime mon seigneur duc, et j’ai éprouvé une vive affection pour cette pauvre petite bohémienne que vous avez voulu faire brûler vive… Me suivez-vous, madame?
– Oui. Vous venez me demander Violetta. Mais j’ignore où elle peut être.
– Je viens, dit Pardaillan, vous demander la vie du père de Violetta et d’un autre malheureux; le prince Farnèse et maître Claude sont enfermés ici, condamnés à mourir de faim. Ce sont ces deux hommes que je suis venu vous supplier humblement de rendre à la lumière du jour.
Ici, Fausta établit rapidement dans sa tête que quelqu’un autour d’elle la trahissait. Car comment Pardaillan eût-il appris que Claude et Farnèse étaient enfermés dans son palais? Elle dédaigna de se demander qui était ce traître. Seulement, une sorte d’étonnement où il y avait presque du respect descendit dans cette âme altière, cuirassée d’un orgueil surhumain.
– Ainsi, fit-elle d’une voix qui résonna avec une étrange douceur, vous êtes venu vous faire tuer ici dans l’espoir de sauver deux hommes que vous ne connaissez pas?
– Je crois que vous faites erreur, madame, dit Pardaillan. Je suis bien venu pour sauver ces deux hommes, mais je ne suis pas venu pour me faire tuer, puisque je vous ai dit tout au contraire qu’il est nécessaire que je vive encore. Je vous propose un marché, voilà tout, estimant que la vie de Jacques Clément que je tiens dans mes mains vous est plus précieuse que la vie de Farnèse et de Claude. Me serais-je trompé? ajouta avec une inquiétude réelle, si réelle qu’elle eût pu paraître feinte à tout autre que Fausta.
– Vous ne vous êtes pas trompé, dit-elle gravement. Et la preuve, c’est que je fais grâce à ces deux hommes, condamnés pourtant par un tribunal dont les sentences sont sans appel.
Pardaillan demeura stupéfait. Il ne pouvait croire que la ruse naïve qu’il venait d’employer eût si pleinement réussi.
Pendant toute cette étrange conversation que nous venons de relater, il s’était constamment tenu sur ses gardes, l’œil au guet, l’oreille tendue aux bruits de l’intérieur du palais, la main prête à dégainer.
Mais Fausta venait de frapper deux coups sur le timbre. Un homme entra, et au moment où il souleva la tapisserie, Pardaillan put voir derrière cette tapisserie des gens immobiles, l’épée à la main.
– Ce sont les douze gentilshommes en question, songea-t-il.
– Que font les prisonniers? demanda Fausta.
– Le prince Farnèse est assis dans un fauteuil, et le bourreau couché sur le tapis.
«Le bourreau!» s’exclama Pardaillan en lui-même.
Une sorte d’angoisse l’envahit. Une sueur froide pointa à son front. Quel était ce bourreau?… Quelles mystérieuses accointances pouvait-il y avoir entre le bourreau et Violetta?… Car ce bourreau, c’était l’un des deux prisonniers… c’est-à-dire celui qu’on appelait maître Claude! Celui que Violetta aimait plus encore que son père!…
– Que disent-ils? reprit Fausta.
– Ils ne disent rien. Ils semblent privés de sentiment. Cependant ils vivent encore; la poitrine du cardinal se soulève avec effort, et on entend le souffle haletant de maître Claude…
– Horrible! murmura Pardaillan qui pâlit.
Fausta souriait d’un sourire aigu qui montrait ses dents, admirables perles qui brillaient sous l’incarnat de ses lèvres…
Cette femme se délectait donc du récit de l’épouvantable agonie?… Non! Ou bien nous avons mal exposé ce caractère, ou bien l’on doit savoir que Fausta ne pouvait se réjouir d’une souffrance humaine. Elle se croyait l’Ange, l’Envoyée qui frappe quand il faut frapper, mais sans aucune notion du sentiment humain.
– Qu’ont-ils dit? Qu’ont-ils fait depuis qu’ils ont commencé à mourir?
Elle posa cette question, et l’homme répondit:
– Dans les premières heures qui ont suivi la sentence au sacré tribunal, les deux condamnés sont restés immobiles, chacun dans un coin, comme prostrés et abattus. Puis le bourreau a cherché un moyen de sortir. Lorsqu’il eut constaté l’impossibilité de la fuite, il s’est tenu tranquille. Des heures se sont passées. Puis ils ont commencé à souffrir vivement, car ils se sont rapprochés l’un de l’autre et ont cherché dans un échange de paroles un oubli momentané de la souffrance.
L’homme parlait froidement; il ne faisait pas un récit; il faisait un rapport, voilà tout. Tandis qu’il parlait, Pardaillan regardait Fausta et il frissonnait en se disant:
«Est-il possible qu’une femme entende des choses pareilles sans crier de pitié?…»
– Puis, continua l’homme, ils se sont séparés à nouveau. Le cardinal s’est assis dans un fauteuil et a fermé les yeux. Le bourreau s’est tenu debout dans l’angle opposé, regardant fixement devant lui. Enfin sont arrivées les grandes souffrances. D’abord, des plaintes se sont élevées; puis ces plaintes sont devenues des cris; puis ces cris sont devenus des hurlements; la folie furieuse s’est déclarée; tous les deux se sont rués sur la porte qu’ils ont martelée de coups. Puis, peu à peu, après quelques heures de fureur, ils ont pleuré, ils ont demandé une goutte d’eau…
– Affreux! oh! c’est affreux! haleta Pardaillan.
– Continuez, dit simplement Fausta.
– Enfin, ils ont commencé de râler; les grandes souffrances sont passées et l’agonie, je crois, est bien proche. Maintenant, comme j’avais l’honneur de l’exposer, ils respirent à peine; le cardinal est dans un fauteuil, le bourreau est tombé en travers, de tout son long, sur le tapis.
Fausta se tourna vers Pardaillan, qui, livide, essuyait son front. Et elle dit:
– J’ai voulu, monsieur, vous faire savoir que ces deux hommes sont bien près de la mort…
Pardaillan fit un effort pour échapper à cette impression d’horreur qui venait de le paralyser.
– Qu’on ouvre la porte de leur chambre, qu’on ranime les deux condamnés. Qu’on les ramène à la vie et à la force par un prudent emploi de la liqueur qui nous sert en pareil cas. Puis, quand ils seront capables de marcher, qu’on les conduise jusqu’à la rue et qu’on les y laisse libres en leur disant que grâce leur est faite de par l’intercession de M. le chevalier de Pardaillan… Qu’on me prévienne dès qu’ils seront ranimés…
– Madame! murmura Pardaillan.
Fausta fit un geste hautain qui signifiait: «Attendez! ce n’est pas fini entre nous!»…
L’homme qui venait de faire le rapport s’était retiré. Un mortel silence s’établit. Pardaillan considérait avec une indéfinissable horreur cette femme, qui pourtant venait de lui donner si complète satisfaction. Près d’une demi-heure se passa ainsi. Puis l’homme reparut en disant: