Charles s’inclina. Il était assez libre d’esprit pour ne pas s’effarer de ce mot. Mais il faut bien se figurer ce qu’un tel aveu signifiait à cette époque. Autant vaudrait-il, de nos jours, avouer qu’on a tué père et mère.
– En ce cas, madame, dit-il, je vous engage vivement à bien vous cacher; on tue, on pend, on brûle dans Paris… prenez-y bien garde.
– Je le sais, dit Fausta sur un ton d’amertume admirable de naturel et d’émotion. Je sais que ceux de ma religion, ceux qui se sont ralliés à notre grand Henri de Navarre, sont mis à mort aussitôt pris. Aussi, je n’eusse pas fait à d’autres l’aveu qui vient de m’échapper…
– Ici, madame, vous n’avez rien à redouter.
– Et cependant, monseigneur, votre illustre père fut un rude tueur de huguenots… Oh! je savais que vous n’êtes pas un catholique aussi… féroce, et qu’on pouvait confier un tel secret à votre grand cœur.
Ces paroles ne faisaient qu’augmenter la confiance du jeune duc et eussent dissipé ses soupçons, s’il en avait eu. Mais il n’en avait pas. Seulement, il attendait que sa visiteuse s’expliquât avec une impatience que tempérait seule cette extrême politesse qui chez lui ne venait pas de l’éducation, mais du cœur. Fausta continua:
– Huguenote donc, comme ils disent, et venue à Paris pour l’accomplissement d’une mission difficile, je pris ce déguisement et ne descendis pas à l’hôtel de… ah! laissez-moi ce secret qui n’est pas à moi…
Charles fit un geste de sympathique encouragement.
– Je descendis donc dans une simple auberge située rue Saint-Denis… l’auberge de la Devinière .
Le cœur de Charles palpita.
– J’y passai la nuit fort tranquille. La matinée s’écoula sans incident. J’allais donc sortir, tantôt, lorsque soudain la rue se remplit de rumeurs. On criait à mort, au truand, au huguenot… Hélas! me dis-je, encore un de mes frères qu’on poursuit!… Tout à coup, un homme aux vêtements déchirés pénétra dans l’auberge et, presque aussitôt, une troupe de cavaliers passa dans la rue comme une trombe…
– C’était Pardaillan! haleta Charles.
– Comment le savez-vous? dit Fausta avec une naïveté parfaite.
– Je le sais parce que ce généreux ami, pour me sauver et sauver celle que j’aime, a entraîné à sa poursuite les cavaliers de Guise. C’était lui, n’est-ce pas?… Il est sauvé?… oh! dites-moi cela avant tout!
– Parfaitement sauvé, rassurez-vous. Ce gentilhomme, comme je le sus bientôt, c’était en effet le chevalier de Pardaillan. Je le pris pour un huguenot. Et ouvrant la porte d’un cabinet où je me trouvais, je lui fis signe de s’y réfugier. Il vint à moi non comme quelqu’un qui se cache, mais comme un homme qui, paisible, cherche un coin pour se reposer…
– Comme je le reconnais bien-là!…
– Je lui demandai s’il était de la religion. Alors il me dit son nom sans m’expliquer les motifs pour lesquels on le poursuivait. Alors je m’employai de mon mieux à laver et panser ses blessures. Pendant ce temps, les cris de mort continuaient dans la rue. Heureusement, personne ne songeait à entrer dans l’auberge et les cavaliers étaient déjà loin. Deux heures se passèrent ainsi, et le gentilhomme se remettait de la faiblesse que lui avait occasionnée ses blessures, lorsque par la porte vitrée du cabinet, il vit entrer dans la salle deux hommes que je ne connaissais pas. Il leur fit signe. Ils vinrent. Et chose étrange, il se nomma, il vous nomma, comme si ces deux hommes ne l’eussent pas connu. C’étaient, comme je le sus presque aussitôt, le prince Farnèse et un bourgeois nommé maître Claude.
– Ils ne le connaissent pas en effet, et l’un d’eux ne l’a vu que quelques instants… Continuez, madame…
– Alors eut lieu entre eux un assez long entretien où il fut fort question de vous et de la jeune fille. Le bourgeois…
– Maître Claude?…
– Oui. Il raconta qu’il était sorti d’ici, de votre hôtel pour aller chercher le prince Farnèse…
– C’est vrai! s’écria Charles qui écoutait, suspendu aux lèvres de Fausta.
– Et qu’il l’avait trouvé, continua celle-ci. Il ajouta que tous deux se mettaient en route pour venir rue des Barrés, mais que maître Claude ayant été reconnu par des gardes du duc de Guise, ils avaient dû fuir, comme avait fui le chevalier de Pardaillan. Ils s’étaient jetés dans la rue Saint-Denis et étaient entrés à l’auberge de la Devinière pour y attendre que l’émotion populaire fût calmée…
– Je vais les rejoindre! s’écria Charles en se levant.
– Gardez-vous-en bien, dit Fausta. D’ailleurs, vous ne les trouveriez sans doute pas. Attendez la fin de mon message…
– Excusez-moi, madame… veuillez continuer.
– Alors, reprit Fausta, celui qui s’appelait maître Claude commença un long récit. Mais j’entendais qu’il s’agissait de vous et le mot mariage frappa plusieurs fois mes oreilles… Ce récit, le prince Farnèse et le chevalier de Pardaillan l’écoutèrent avec une égale émotion… Enfin, le bourgeois, maître Claude, alla examiner la rue et revint et disant qu’elle était pleine de furieux dont on entendait les cris et qui commençaient à fouiller les maisons voisines. Le chevalier de Pardaillan proposa de sortir par une porte de derrière. Mais où aller ensuite? C’est alors monseigneur, que je proposai à ces trois hommes dont la situation m’avait émue jusqu’à l’âme, de se retirer dans l’hôtel de l’un de mes amis, situé tout proche. «Oui, dit le prince Farnèse, mais comment prévenir le fiancé de ma fille?»
Ces derniers mots étaient un chef-d’œuvre de ruse. Sachant ce qu’il savait maintenant, Charles les trouva si naturels qu’il ne songea même pas à s’étonner. Farnèse était le père de Violetta. Pouvait-il s’exprimer autrement en parlant d’elle? Fausta vit clairement que pas un soupçon ne pouvait s’élever dans l’esprit du duc. Elle continua donc:
– Lorsque le prince Farnèse eut parlé de la nécessité de vous prévenir, le chevalier de Pardaillan déclara qu’il se faisait fort de traverser Paris pour venir jusqu’à vous…
– Brave ami! murmura Charles.
– Mais dehors, on entendait les vociférations du peuple. Il était certain que M. de Pardaillan serait inévitablement reconnu et mis en pièces. Alors, je m’avançai et me proposai comme messagère.
– Ah! madame, s’écria Charles en saisissant une main de Fausta et en la portant à ses lèvres, tout à l’heure, je voulais respecter votre secret. Maintenant je vous supplie de me dire à qui je suis redevable d’un si grand service…
Fausta secoua la tête avec mélancolie.
– Ce que j’ai fait est vraiment peu de chose, dit-elle, et ne mérite pas votre gratitude. Ne vous inquiétez donc pas de mon nom. C’est celui d’une maudite… Pour revenir à l’objet de mon message, il fut convenu que les trois hommes se réfugieraient dans l’hôtel que je leur indiquais et qu’ils attendraient la nuit pour en sortir. Quant à moi, le chevalier de Pardaillan m’indiqua exactement la situation de votre hôtel et me dit de m’annoncer comme venant de la part du prince Farnèse, de maître Claude et de M. de Pardaillan. C’est ce que j’ai fait… Alors, nous sortîmes tous par une porte détournée. Je les conduisis à l’hôtel de mon ami où ils sont parfaitement en sûreté et d’où ils ne sortiront que ce soir à onze heures. Voici exactement ce que me dit le chevalier de Pardaillan: «Pour Dieu! madame, suppliez le duc d’Angoulême de ne pas bouger avant cette nuit…»
– Et que ferai-je quand la nuit sera venue? palpita le jeune duc.
– Le voici, dit Fausta. Au moment où j’allais m’éloigner, le prince Farnèse me prit par la main, me remercia, puis ajouta ces paroles que je suis chargée de vous transmettre:
«Ce soir, à minuit, nous attendrons le duc et ma fille dans l’église Saint-Paul. Qu’il ne s’inquiète de rien. Tout sera prêt.»
– Dans l’église Saint-Paul! murmura Charles haletant, ébloui…
– Ce sont ses propres paroles. Et j’avoue que je les ai trouvées étranges. Mais maintenant, je crois comprendre…
– Oui! fit Charles enivré, je comprends… je comprends tout! Ce soir, à minuit, en l’église Saint-Paul, avec Violetta… j’y serai!…
Fausta se leva et dit d’un accent pénétré:
– Il me reste, monseigneur, à vous souhaiter tout le bonheur que vous méritez.
– Comment pourrai-je m’acquitter jamais envers vous! murmura Charles.
Fausta parut hésiter quelques instants, comme si elle eût éprouvé une violente émotion… ou peut-être simplement parce qu’elle cherchait un nom… Elle répondit soudain:
– En recommandant à la duchesse d’Angoulême de prier parfois pour mon mari… Agrippa, baron d’Aubigné…
En même temps elle s’avança rapidement vers la porte.
– La baronne d’Aubigné! avait murmuré Charles. Ah! je comprends maintenant qu’elle taise son nom. Noble cœur, ne crains rien de moi. Puisse ma langue être donnée aux chiens plutôt que de trahir le secret de ta présence à Paris [13] .