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Il passa dans la cuisine qui avait aussi une porte sur la rue. Et quelques instants plus tard, une armoire bouchait cette porte… Alors, haletant, il revint dans la salle commune et, saisissant une bouteille au hasard, se versa un grand verre de vin qu’il vida.

– Bonne idée, grommela-t-il, qu’a eue jadis maître Grégoire de placer des barreaux aux fenêtres; cela m’épargne de la besogne, et vraiment, je n’en puis plus… ouf! il est exquis, ce vin.

Une nouvelle rasade ponctua cette appréciation.

– Mon Dieu, fit tout à coup une voix tremblante, que se passe-t-il?… Qui êtes-vous?… Que faites-vous là?… Qui a barricadé la porte?

– C’est moi, ma chère Huguette, rassurez-vous! dit Pardaillan qui, en se retournant, venait d’apercevoir l’hôtesse, laquelle, au bruit, descendait de l’étage supérieur et venait d’entrer.

– Vous, monsieur le chevalier!… Seigneur! comme vous voilà fait!… Oh! mais il se trouve mal!…

Pardaillan venait de tomber lourdement sur un escabeau; le sang perdu, l’affolement de cette course infernale à travers Paris, le vin qu’il venait de boire coup sur coup, toutes ces causes combinées le terrassaient enfin. Huguette s’élança, oubliant l’étrangeté de la situation et, soutenant dans ses bras la tête pâle du chevalier, elle le contempla un instant avec une profonde expression de tendresse où il y avait l’émoi d’une amante et une pitié maternelle.

Alors ses yeux à elle se troublèrent, se voilèrent d’une buée de larmes. Et doucement, avec une infinie douceur, elle posa ses lèvres sur le front livide de Pardaillan évanoui. Ce fut le premier baiser d’Huguette la bonne hôtesse. Elle en tressaillit jusqu’au fond de son être, et sans doute, en ce moment, elle bénit la bataille et la tragique situation qui lui valaient ce baiser pris en secret… baiser volé!

Au dehors les hurlements se rapprochèrent soudain. Fut-ce le baiser, fut-ce la clameur qui éveilla Pardaillan? L’un et l’autre, peut-être. Il ouvrit les yeux et sourit, avec un long soupir de l’homme qui revient à la vie.

– Mathieu! Lubin! appela Huguette. Et vous Jehanne, Gillette, accourez!… Vite, donnez-moi ce cordial!… Oh! mais où sont-ils tous!…

En effet, la salle commune était parfaitement vide. Il n’y avait plus personne dans l’auberge. Pardaillan se mit à rire.

– Pardieu, je les ai laissés dehors, en me barricadant!…

– Mais pourquoi vous barricader?

– Chère Huguette, écoutez! dit le chevalier qui se remit debout.

Dans la rue, devant l’auberge, c’était la rumeur de mort qui montait; les gentilshommes de Guise se préparaient à l’attaque, et la multitude qui ne connaissait pas cet homme qu’on allait prendre, hurlait de joie. Bussi-Leclerc et Maineville, entourés d’une vingtaine de leurs amis, examinaient le perron et la porte.

– Il faut défoncer cela, dit Bussi-Leclerc.

– Un instant! fit une voix rude, rauque, tremblante de rage et de joie.

Tous se retournèrent et virent Maurevert. Et bien que leurs propres sentiments fussent portés à leur paroxysme, ils ne purent s’empêcher de frémir à voir la haine qui éclatait sur ce visage. Maurevert, qui pouvait passer pour un beau gentilhomme, était hideux, épouvantable dans cette minute où il tenait enfin Pardaillan à sa merci.

Chacun comprit que, par la violence du sentiment qui l’emportait, Maurevert devenait le chef de la bande.

– Parle! crièrent plusieurs.

– Je connais l’homme, cria Maurevert. Soyez sûrs que s’il s’est gîté là, il doit avoir le moyen de s’y défendre. Donc, il ne faut rien livrer au hasard. La prise est trop importante.

Il souffla fortement, avec une indicible expression de joie féroce dans ses yeux striés de rouge.

– Il faut prévenir le duc, reprit Maurevert.

– Je m’en charge, dit un gentilhomme en s’élançant.

– Nous autres en attendant, faisons bonne garde, acheva Maurevert.

Huguette et le chevalier n’avaient rien entendu de ces paroles qui se perdirent dans le tumulte. Mais Huguette entendait parfaitement les cris de mort.

– Est-ce donc à vous que s’adressent ces cris? demanda-t-elle en pâlissant.

– À qui voulez-vous que ce soit? fit Pardaillan.

– Mon Dieu! Qu’avez-vous fait encore?…

– Moi? Rien. J’ai simplement empêché qu’on ne fasse. Car ce qu’on voulait faire était hideux.

– Je ne comprends pas, dit Huguette. N’importe, monsieur le chevalier, vous avez dû, sans doute, vous mêler…

– De ce qui ne me regardait pas! acheva Pardaillan. Ô mon digne père, dormez tranquille. Voici notre bonne hôtesse qui prend pour son compte la belle morale que vous me faisiez…

– Hélas! reprit Huguette qui tremblait, que va-t-il vous arriver, chevalier?

Le mot était sublime. Car Huguette ne pouvait un instant douter que l’auberge ne fût bientôt prise d’assaut par la multitude furieuse, et qu’elle ne succombât sous les coups. La bonne hôtesse s’oubliait. Pardaillan la considéra un instant avec une admiration attendrie.

– Vous savez bien, ma chère hôtesse, qu’à la Devinière , il ne m’est jamais rien arrivé de fâcheux, reprit le chevalier.

– Écoutez! écoutez! s’écria Huguette.

Un étrange tumulte éclatait dans la rue, à ce moment. Et ce n’était pas le tumulte d’une attaque; des bruits sourds résonnaient, et ce n’étaient pas les bruits d’une porte qu’on essaye de défoncer. Ce tumulte, c’était celui d’une foule qui s’écarte précipitamment. Ces bruits, c’étaient, eût-on dit, ceux de meubles qui, tombant de très haut; se brisaient à grand fracas sur le perron et sur la chaussée. En même temps, de rauques vociférations descendaient du haut d’une fenêtre, comme une pluie d’imprécations. Dehors Maurevert s’écriait:

– Je le savais bien que le damné Pardaillan avait rassemblé ici son armée de truands!

Et Pardaillan disait à Huguette:

– Ah ça, mais nous avons donc des défenseurs?

Il s’élança vers les étages supérieurs et, guidé par le bruit formidable, atteignit le deuxième et dernier étage. Là, il constata que les vociférations venaient de la chambre où il avait dormi la nuit précédente… la chambre qu’il avait occupée jadis quand il logeait à la Devinière .

«Ils sont au moins quinze là-dedans, songea-t-il. À la bonne heure! Je commence à croire qu’on va pouvoir donner du fil à retordre à messieurs les guisards.»

Et il ouvrit la porte en criant:

– Holà, camarades, ne jetez pas tout à la fois! De la méthode, que diable! Organisons une défense, et…

Il s’arrêta court, ébahi par le spectacle imprévu qui s’offrait à ses yeux.

Dans sa chambre, il n’y avait plus de meubles: les chaises, les deux fauteuils, la table, le bahut, le lit lui-même, démonté sans doute pièce à pièce, avaient été précipites par la fenêtre grande ouverte. Il n’y avait plus qu’une horloge, une de ces hautes horloges enfermées dans une gaine de bois sculpté.

Or, cette horloge, pour l’instant, semblait s’être animée d’une vie surnaturelle et fantastique. Elle dansait, se balançait, se cognait aux murs, avec des gémissements sonores et de brusques appels de sa sonnerie détraquée. Pardaillan qui ne s’étonnait de rien en demeurait muet de stupéfaction.

Cette horloge se battait!… Elle se battait contre un grand diable presque aussi haut et sûrement aussi maigre qu’elle, un être aux jambes d’échassier, aux bras démesurés, au long buste surmonté d’un seul cou, que surmontait enfin une petite tête à bec d’oiseau, à cheveux noirs aplatis sur le front plat.

C’était cet homme qui avait précipité tous les meubles par la fenêtre. C’était lui qui, empoignant l’horloge à bras-le-corps, l’entraînait aussi vers la fenêtre. C’était lui qui hurlait et vociférait d’une voix grasse, large, basse et profonde! Il ruisselait de sueur. Il était blême d’épouvante, insensé de fureur. Il assénait à l’horloge de terribles coups de pied et la serrait dans ses bras, d’une étreinte frénétique.

– Ah! misérables! comme à la chapelle Saint-Roch; comme à l’abbaye! Vingt contre un! Ah! Par la fenêtre! Tous par la fenêtre! Quelle bataille!… Toi aussi, tu y passeras! Nous y sommes!… Ouf!…

L’horloge, dans un dernier effort du fou – fou de peur et de rage – venait enfin de basculer sur l’appui de la fenêtre. L’homme se pencha avec un grand éclat de rire. L’horloge tomba dans le vide et alla se fracasser sur la chaussée, d’où monta la furieuse imprécation de la foule. Alors le fantastique lutteur, les yeux hagards, le visage couvert de sueur, se retourna en croassant d’un air satisfait:

– Tous en déroute!… Le dernier est mort!

Et Pardaillan reconnut Croasse.

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