Nous disons qu’il regarda avec étonnement, comme si ce hurlement ne l’eût pas menacé, comme si cette trombe de cavaliers qu’il voyait arriver ne se fût pas ruée à sa poursuite, à lui.
En effet, Pardaillan était une nature d’une excessive sensibilité. Sous ses dehors toujours un peu froids, sous ses attitudes à la fois théâtrales et ironiques, il cachait une imagination prodigieuse. Cette imagination, en cette minute, l’avait transporté de seize ans en arrière. Il oubliait la formidable aventure de la place de Grève.
Toute cette série d’événements, le combat avec Fausta, la lutte suprême pour arracher le duc d’Angoulême au suicide, la survenue de Croasse annonçant que Violetta était vivante, l’arrivée sur la Grève, les bûchers, la foule, les cris de mort, la ruée vers la condamnée, la chevauchée fabuleuse des quatre cents chevaux, la fuite, tout cela venait de transposer son esprit en des situations passées, et aboutissait à la vision de la femme qu’il avait aimée vivante, et dont, morte, il gardait au cœur l’ineffaçable souvenir.
Mais ni Guise, ni Fausta, ni Maineville, revenu de son étourdissement, ni Bussi-Leclerc, ni cent autres n’avaient aucune raison de l’oublier. Sur la place de Grève, balayée en tous sens par la fuite éperdue des chevaux, après les premières minutes d’effarement, tous ces gens enragés de fureur s’élancèrent.
Guise et Fausta demeurèrent seuls près de l’estrade.
Il n’était plus question de marche triomphale vers Notre-Dame et vers le Louvre!…
Cependant, en quelques minutes, une cinquantaine des chevaux furent arrêtés enfin. Une troupe se forma, qui s’élança à la poursuite de Pardaillan. Ils étaient presque sur lui au moment où leur cri de mort l’éveilla, pour ainsi dire. Violemment ramené du rêve à la réalité, Pardaillan piqua son cheval d’un furieux et double coup d’éperon. La bête hennit de douleur et bondit, enfilant une ruelle étroite dans laquelle se précipitèrent les poursuivants.
– Bon! grommela le chevalier, les voilà dépistés.
Il songeait à Violetta et à Charles. Il galopait furieusement, les quatre fers de son cheval jetaient des étincelles; derrière lui la rumeur de mort grondait: après une ruelle, une autre; il franchissait d’un bond la rue Saint-Antoine, renversait des gens; des clameurs saluaient au passage l’infernale cavalcade… et il songeait: «Pauvre petit duc! C’est qu’il voulait se tuer!… Comme ils s’aiment!… Allons, ils seront heureux et auront beaucoup d’enfants… C’est la grâce que je leur souhaite, à ces gentils amoureux…»
– Arrête! Arrête! hurlaient les poursuivants.
– À la hart! Au truand! vociféraient les bourgeois qui voyaient passer avec épouvante la fantastique chevauchée.
«Maintenant, ils sont en sûreté, songeait Pardaillan. Si le petit duc a deux liards d’esprit, dès ce soir, il ira trouver un prêtre qui bénira son union… puis il sortira de Paris et s’en ira à Orléans… – Madame ma mère j’étais parti pour chercher une vengeance, et je ramène l’amour… Je chasse de race, madame! Pourquoi m’avez-vous fait un cœur aussi tendre?… Il me semble que je l’entends!» acheva Pardaillan avec un sourire.
– À mort! À mort! grondait derrière lui la clameur.
Les premiers des poursuivants étaient sur lui; il entendait le souffle rauque des bêtes épuisées; il courait, labourant les flancs de son cheval quand il faiblissait et lui demandant un suprême effort… Où allait-il? L’instinct seul le guidait à ce moment… Il avait d’abord couru jusqu’à une porte et avait vu la porte fermée, les gardes rangés, la pique croisée…
– Les portes de Paris fermées, avait-il pensé en se jetant à gauche par une brusque volte.
Et il était rentré au cœur de Paris… Mais la meute avait volté, elle aussi. Plusieurs étaient tombés en route. Mais ils étaient encore une trentaine…
Que voulait Pardaillan? Espérait-il les épuiser, les semer en route, et se retournant à la fin, demander son salut à quelque tentative insensée?… Mais il voyait bien que dès qu’il s’arrêterait, la foule se ruerait sur lui… Dans les rues qu’il parcourait, un effroyable tumulte se déchaînait. Les imprécations, les malédictions éclataient contre cet homme qui était poursuivi…
Un homme poursuivi a toujours la foule contre lui: les vieux instincts de l’animal carnassier et chasseur se réveillent dès que quelqu’un est traqué; et si la bête tombe, chacun veut prendre part à la curée. Pardaillan le savait parfaitement. Il n’avait donc d’espoir que dans la vitesse et la force du cheval qu’il montait. Si les poursuivants étaient mieux montés que lui, il était perdu.
Il fallait pourtant que vînt la minute de la catastrophe. Pardaillan était pris dans Paris comme dans une vaste souricière. Il ne pouvait sortir. Partout où il apparaissait, les cris de mort s’élevaient, parce que derrière lui des gentilshommes hurlaient la mort.
Où aller?… Son cheval faiblissait; il rendait du sang par les naseaux; ses flancs ruisselaient de sang. Et lui-même, tout sanglant, tout déchiré, sa rapière nue en travers de la selle, ses yeux flamboyants, penché sur l’encolure écumante, il passait comme une foudroyante vision…
Nul ne tentait d’ailleurs de l’arrêter… Sur le passage de cette troupe exorbitante, les gens fuyaient, se collaient aux murs, se terraient sous les auvents, et il semblait que Paris tout entier hurlât à la mort contre un seul homme…
Où allait-il?… Où aboutirait-il?… Il ne savait pas!… Maintenant, la pensée même s’éteignait en lui. Il n’y avait plus de vivante au fond de son âme harassée que la haine… la haine qui seule lui avait donné le courage de vivre après la mort de l’adorée…
Mourir!… mourir sans avoir frappé Maurevert!…
Pardaillan jeta autour de lui des yeux hagards où pourtant, même en cette tragique seconde, il y avait encore une ironie… Il allait mourir! Et Maurevert pour qui il avait vécu, Maurevert qu’il avait poursuivi dans le monde, Maurevert qu’il traquait depuis quinze ans, Maurevert qu’il espérait tenir à Paris, Maurevert l’assassin de Loise…, oui, lui allait mourir, et Maurevert allait vivre désormais sans terreur! C’était bien là la malice du sort qui déjoue les projets des hommes! Et il y avait une terrible amertume dans l’ironie suprême du sourire de Pardaillan…
Il regarda autour de lui et, dans cette course vertigineuse, il lui sembla reconnaître des détails, des maisons déjà, une rue connue… Une lueur d’espoir s’alluma dans son esprit: cette rue, c’était la rue Saint-Denis!… Et la rue Saint-Denis, c’était l’auberge de la Devinière … une retraite possible!…
Alors, avec ce suprême sang-froid qui naît parfois des circonstances désespérées, il médita la manœuvre ultime, si le mot méditer peut s’appliquer à ce rapide travail d’esprit qui dure une seconde.
Derrière lui, la troupe des cavaliers galopait éperdument. Il n’avait comme avance que deux ou trois longueurs de cheval. Sa bête épuisée, sanglante, écumante, ne donnait plus que ce galop raidi qui précède la chute. Pardaillan vit le perron de la Devinière , et se prépara: il abandonna la bride sur l’encolure et déchaussa les étriers; en même temps passant la jambe par-dessus l’encolure, il se trouva assis sur la selle, à la manière des amazones: à cet instant, il atteignit la Devinière : il sauta!…
En même temps qu’il sautait, il cinglait le cou de son cheval d’un dernier coup de sa rapière. La bête, affolée de douleur, délestée d’ailleurs, rebondit avec une nouvelle vigueur et continua son galop furieux pour aller s’abattre enfin plus de cinq cents pas plus loin… Le peloton des poursuivants, lancé au galop de charge, passa comme une trombe…
Les premiers seuls avaient vu la manœuvre de Pardaillan et tentèrent de s’arrêter. Alors, ce fut une mêlée affreuse. Les cavaliers qui accouraient par derrière, lancés en une course frénétique, et quelques-uns même emballés, vinrent heurter ceux des premiers rangs comme des catapultes vivantes.
Cette scène horrible se passa à près de deux cents pas au-delà du perron. Les chevaux se mêlèrent; cinq ou six s’abattirent; une dizaine de cavaliers blessés ou désarçonnés par de furieuses ruades gisaient sur la chaussée; les hurlements des blessés, les imprécations de ceux qui, restés à cheval, essayaient de se dépêtrer de l’inextricable fouillis, les cris de la foule assemblée en un clin d’œil formèrent une clameur terrible, et enfin, lorsque ces gens purent se reconnaître, lorsqu’un peu d’ordre se rétablit dans le peloton affolé de rage et de terreur, plus de cinq minutes s’étaient écoulées depuis l’instant où Pardaillan avait sauté; sur la chaussée, il y avait deux morts, sept ou huit blessés, plusieurs chevaux sur le flanc.
Cependant le chevalier avait monté le perron de la Devinière au moment même où tout ce qui était dans l’auberge, buveurs, garçons et servantes, se précipitait dehors pour voir quel cyclone, avec un si effroyable tumulte, passait dans la rue. Ces gens virent Pardaillan qui montait. Et ils s’écartèrent, pris d’épouvante, dans leur étonnement.
Pardaillan, la rapière nue à la main, le pourpoint en lambeaux, du sang au visage, du sang aux mains, Pardaillan avait une si terrible figure qu’ils tremblèrent.
Pardaillan entra, jeta sa rapière et chancela un instant. Par un puissant effort, il réagit; et, apercevant un gobelet plein de vin qu’un buveur avait laissé pour courir au perron, il le vida d’un trait. Alors, il ferma la porte et les fenêtres. Puis, avec cette sorte de tranquillité qui présidait à toutes ses actions, il se mit à barricader l’auberge; entre la première fenêtre et la porte, il y avait un bahut chargé de vaisselle; Pardaillan se mit à pousser le bahut; ses muscles saillirent; les veines de ses tempes se gonflèrent; arc-bouté des épaules, il poussa d’un frénétique effort; le bahut s’ébranla et vint se placer devant la porte…