Et, mettant son cheval au galop, il traversa la clairière dans toute son étendue, et alla prendre son poste au point de la circonférence du carrefour qui faisait face à celui où de Guiche s’était arrêté.
De Guiche demeura immobile.
À la distance de cent pas à peu près, les deux adversaires étaient absolument invisibles l’un à l’autre, perdus qu’ils étaient dans l’ombre épaisse des ormes et des châtaigniers.
Une minute s’écoula au milieu du plus profond silence.
Au bout de cette minute, chacun, au sein de l’ombre où il était caché, entendit le double cliquetis du chien résonnant dans la batterie.
De Guiche, suivant la tactique ordinaire, mit son cheval au galop, persuadé qu’il trouverait une double garantie de sûreté dans l’ondulation du mouvement et dans la vitesse de la course.
Cette course se dirigea en droite ligne sur le point qu’à son avis devait occuper son adversaire.
À la moitié du chemin, il s’attendait à rencontrer de Wardes: il se trompait.
Il continua sa course, présumant que de Wardes l’attendait immobile.
Mais au deux tiers de la clairière, il vit le carrefour s’illuminer tout à coup, et une balle coupa en sifflant la plume qui s’arrondissait sur son chapeau.
Presque en même temps, et comme si le feu du premier coup eût servi à éclairer l’autre, un second coup retentit, et une seconde balle vint trouer la tête du cheval de de Guiche, un peu au-dessous de l’oreille.
L’animal tomba.
Ces deux coups, venant d’une direction tout opposée à celle dans laquelle il s’attendait à trouver de Wardes, frappèrent de Guiche de surprise; mais, comme c’était un homme d’un grand sang-froid, il calcula sa chute, mais non pas si bien, cependant, que le bout de sa botte ne se trouvât pris sous son cheval.
Heureusement, dans son agonie, l’animal fit un mouvement, et de Guiche put dégager sa jambe moins pressée.
De Guiche se releva, se tâta; il n’était point blessé.
Du moment où il avait senti le cheval faiblir, il avait placé ses deux pistolets dans les fontes, de peur que la chute ne fît partir un des deux coups et même tous les deux, ce qui l’eût désarmé inutilement.
Une fois debout, il reprit ses pistolets dans ses fontes, et s’avança vers l’endroit où, à la lueur de la flamme, il avait vu apparaître de Wardes. De Guiche s’était, après le premier coup, rendu compte de la manœuvre de son adversaire, qui était on ne peut plus simple.
Au lieu de courir sur de Guiche ou de rester à sa place à l’attendre, de Wardes avait, pendant une quinzaine de pas à peu près, suivi le cercle d’ombre qui le dérobait à la vue de son adversaire, et, au moment où celui-ci lui présentait le flanc dans sa course, il l’avait tiré de sa place, ajustant à l’aise, et servi au lieu d’être gêné par le galop du cheval.
On a vu que, malgré l’obscurité, la première balle avait passé à un pouce à peine de la tête de de Guiche.
De Wardes était si sûr de son coup, qu’il avait cru voir tomber de Guiche. Son étonnement fut grand lorsque, au contraire le cavalier demeura en selle.
Il se pressa pour tirer le second coup, fit un écart de main et tua le cheval.
C’était une heureuse maladresse, si de Guiche demeurait engagé sous l’animal. Avant qu’il eût pu se dégager, de Wardes rechargeait son troisième coup et tenait de Guiche à sa merci.
Mais, tout au contraire, de Guiche était debout et avait trois coups à tirer.
De Guiche comprit la position… Il s’agissait de gagner de Wardes de vitesse. Il prit sa course, afin de le joindre avant qu’il eût fini de recharger son pistolet.
De Wardes le voyait arriver comme une tempête. La balle était juste et résistait à la baguette. Mal charger était s’exposer à perdre un dernier coup. Bien charger était perdre son temps, ou plutôt c’était perdre la vie.
Il fit faire un écart à son cheval.
De Guiche pivota sur lui-même, et, au moment où le cheval retombait, le coup partit, enlevant le chapeau de de Wardes.
De Wardes comprit qu’il avait un instant à lui; il en profita pour achever de charger son pistolet.
De Guiche, ne voyant pas tomber son adversaire, jeta le premier pistolet devenu inutile, et marcha sur de Wardes en levant le second.
Mais, au troisième pas qu’il fit, de Wardes le prit tout marchant et le coup partit.
Un rugissement de colère y répondit; le bras du comte se crispa et s’abattit. Le pistolet tomba.
De Wardes vit le comte se baisser, ramasser le pistolet de la main gauche, et faire un nouveau pas en avant.
Le moment était suprême.
– Je suis perdu, murmura de Wardes, il n’est point blessé à mort.
Mais au moment où de Guiche levait son pistolet sur de Wardes, la tête, les épaules et les jarrets du comte fléchirent à la fois. Il poussa un soupir douloureux et vint rouler aux pieds du cheval de de Wardes.
– Allons donc! murmura celui-ci.
Et, rassemblant les rênes, il piqua des deux.
Le cheval franchit le corps inerte et emporta rapidement de Wardes au château.
Arrivé là, de Wardes demeura un quart d’heure à tenir conseil.
Dans son impatience à quitter le champ de bataille, il avait négligé de s’assurer que de Guiche fût mort.
Une double hypothèse se présentait à l’esprit agité de de Wardes.
Ou de Guiche était tué, ou de Guiche était seulement blessé.
– Si de Guiche était tué, fallait-il laisser ainsi son corps aux loups? C’était une cruauté inutile, puisque, si de Guiche était tué, il ne parlerait certes pas.
S’il n’était pas tué, pourquoi, en ne lui portant pas secours, se faire passer pour un sauvage incapable de générosité?
Cette dernière considération l’emporta.
De Wardes s’informa de Manicamp.
Il apprit que Manicamp s’était informé de de Guiche et, ne sachant point où le joindre, s’était allé coucher.
De Wardes alla réveiller le dormeur et lui conta l’affaire, que Manicamp écouta sans dire un mot, mais avec une expression d’énergie croissante dont on aurait cru sa physionomie incapable.
Seulement, lorsque de Wardes eut fini, Manicamp prononça un seul mot:
– Allons!
Tout en marchant, Manicamp se montait l’imagination, et, au fur et à mesure que de Wardes lui racontait l’événement, il s’assombrissait davantage.