– Sire, s’écria d’Artagnan, ce digne gentilhomme est interdit par la majesté de votre personne, lui qui a soutenu fièrement le regard et le feu de mille ennemis. Mais je sais ce qu’il pense, et moi, plus habitué à regarder le soleil… je vais vous dire sa pensée: il n’a besoin de rien, il ne désire que le bonheur de contempler Votre Majesté pendant un quart d’heure.
– Vous soupez avec moi ce soir, dit le roi en saluant Porthos avec un gracieux sourire.
Porthos devint cramoisi de joie et d’orgueil.
Le roi le congédia, et d’Artagnan le poussa dans la salle après l’avoir embrassé.
– Mettez-vous près de moi à table, dit Porthos à son oreille.
– Oui, mon ami.
– Aramis me boude, n’est-ce pas?
– Aramis ne vous a jamais tant aimé. Songez donc que je viens de lui faire avoir le chapeau de cardinal.
– C’est vrai, dit Porthos. À propos, le roi aime-t-il qu’on mange beaucoup à sa table?
– C’est le flatter, dit d’Artagnan, car il possède un royal appétit.
– Vous m’enchantez, dit Porthos.
Chapitre CXLVIII – Explications
Aramis avait fait habilement une conversion pour aller trouver d’Artagnan et Porthos.
Il arriva près de ce dernier derrière la colonne, et, lui serrant la main:
– Vous vous êtes échappé de ma prison? lui dit-il.
– Ne le grondez pas, dit d’Artagnan; c’est moi, cher Aramis, qui lui ai donné la clef des champs.
– Ah! mon ami, répliqua Aramis en regardant Porthos, est-ce que vous auriez attendu avec moins de patience?
D’Artagnan vint au secours de Porthos, qui soufflait déjà.
– Vous autres, gens d’Église, dit-il à Aramis, vous êtes de grands politiques. Nous autres gens d’épée, nous allons au but. Voici le fait. J’étais allé visiter ce cher Baisemeaux.
Aramis dressa l’oreille.
– Tiens! dit Porthos, vous me faites souvenir que j’ai une lettre de Baisemeaux pour vous, Aramis.
Et Porthos tendit à l’évêque la lettre que nous connaissons.
Aramis demanda la permission de la lire, et la lut, sans que d’Artagnan parût un moment gêné par cette circonstance qu’il avait prévue tout entière.
Du reste, Aramis lui-même fit si bonne contenance que d’Artagnan l’admira plus que jamais.
La lettre lue, Aramis la mit dans sa poche d’un air parfaitement calme.
– Vous disiez donc, cher capitaine? dit-il.
– Je disais, continua le mousquetaire, que j’étais allé rendre visite à Baisemeaux pour le service.
– Pour le service? dit Aramis.
– Oui, fit d’Artagnan. Et naturellement, nous parlâmes de vous et de nos amis. Je dois dire que Baisemeaux me reçut froidement. Je pris congé. Or, comme je revenais, un soldat m’aborda et me dit il me reconnaissait sans doute malgré mon habit de ville: «Capitaine voulez-vous m’obliger en me lisant le nom écrit sur cette enveloppe?» Et je lus: À M. du Vallon, à Saint-Mandé chez M. Fouquet. «Pardieu! me dis-je, Porthos n’est pas retourné, comme je le pensais, à Pierrefonds ou à Belle-Île, Porthos est à Saint-Mandé chez M. Fouquet. M. Fouquet n’est pas à Saint-Mandé. Porthos est donc seul, ou avec Aramis, allons voir Porthos.» Et j’allai voir Porthos.
– Très bien! dit Aramis rêveur.
– Vous ne m’aviez pas conté cela, fit Porthos.
– Je n’en ai pas eu le temps, mon ami.
– Et vous emmenâtes Porthos à Fontainebleau?
– Chez Planchet.
– Planchet demeure à Fontainebleau? dit Aramis.
– Oui, près du cimetière! s’écria Porthos étourdiment.
– Comment, près du cimetière? fit Aramis soupçonneux.
«Allons, bon! pensa le mousquetaire, profitons de la bagarre, puisqu’il y a bagarre.»
– Oui, du cimetière, dit Porthos. Planchet, certainement, est un excellent garçon qui fait d’excellentes confitures, mais il a des fenêtres qui donnent sur le cimetière. C’est attristant! Ainsi ce matin…
– Ce matin?… dit Aramis de plus en plus agité.
D’Artagnan tourna le dos et alla tambouriner sur la vitre un petit air de marche.
– Ce matin, continua Porthos, nous avons vu enterrer un chrétien.
– Ah! ah!
– C’est attristant! Je ne vivrais pas, moi, dans une maison d’où l’on voit continuellement des morts. Au contraire, d’Artagnan paraît aimer beaucoup cela.
– Ah! d’Artagnan a vu?
– Il n’a pas vu, il a dévoré des yeux.
Aramis tressaillit et se retourna pour regarder le mousquetaire; mais celui ci était déjà en grande conversation avec de Saint-Aignan.
Aramis continua d’interroger Porthos; puis, quand il eut exprimé tout le jus de ce citron gigantesque, il en jeta l’écorce.
Il retourna vers son ami d’Artagnan et, lui frappant sur l’épaule:
– Ami, dit-il, quand de Saint-Aignan se fut éloigné, car le souper du roi était annoncé.
– Cher ami, répliqua d’Artagnan.
– Nous ne soupons point avec le roi, nous autres.
– Si fait; moi, je soupe.
– Pouvez-vous causer dix minutes avec moi?
– Vingt. Il en faut tout autant pour que Sa Majesté se mette à table.
– Où voulez-vous que nous causions?
– Mais ici, sur ces bancs: le roi parti, l’on peut s’asseoir, et la salle est vide.
– Asseyons-nous donc.
Ils s’assirent. Aramis prit une des mains de d’Artagnan;
– Avouez-moi, cher ami, dit-il, que vous avez engagé Porthos à se défier un peu de moi?
– Je l’avoue, mais non pas comme vous l’entendez. J’ai vu Porthos s’ennuyer à la mort, et j’ai voulu, en le présentant au roi, faire pour lui et pour vous ce que jamais vous ne ferez vous-même.
– Quoi?
– Votre éloge.
– Vous l’avez fait noblement merci!
– Et je vous ai approché le chapeau qui se reculait.
– Ah! je l’avoue, dit Aramis avec un singulier sourire; en vérité, vous êtes un homme unique pour faire la fortune de vos amis.