– Mme Vanel, m’a-t-on dit, l’estime quatorze cent mille livres.
– C’est tout ce que nous avons.
– Pouvez-vous donner la somme tout de suite?
– Je ne l’ai pas sur moi, dit naïvement Vanel, effaré de cette simplicité, de cette grandeur, lui qui s’attendait à des luttes, à des finesses, à des marches d’échiquier.
– Quand l’aurez-vous?
– Quand il plaira à Monseigneur.
Et il tremblait que Fouquet ne se jouât de lui.
– Si ce n’était la peine de retourner à Paris, je vous dirais tout de suite…
– Oh! monseigneur…
– Mais, interrompit le surintendant, mettons le solde et la signature à demain matin.
– Soit, répliqua Vanel glacé, abasourdi.
– Six heures, ajouta Fouquet.
– Six heures, répéta Vanel.
– Adieu, monsieur Vanel! Dites à Mme Vanel que je lui baise les mains.
Et Fouquet se leva.
Alors Vanel, à qui le sang montait aux yeux et qui commençait à perdre le tête:
– Monseigneur, monseigneur, dit-il sérieusement, est-ce que vous me donnez parole?
Fouquet tourna la tête.
– Pardieu! dit-il; et vous?
Vanel hésita, frissonna et finit par avancer timidement sa main. Fouquet ouvrit et avança noblement la sienne. Cette main loyale s’imprégna une seconde de la moiteur d’un main hypocrite; Vanel serra les doigts de Fouquet pour se mieux convaincre.
Le surintendant dégagea doucement sa main.
– Adieu! dit-il.
Vanel courut à reculons vers la porte, se précipita par les vestibules et s’enfuit.
Pélisson introduisit cet homme dans le cabinet que Fouquet n’avait pas encore quitté.
Le surintendant remercia l’orfèvre d’avoir bien voulu lui garder comme un dépôt ces richesses qu’il avait le droit de vendre. Il jeta les yeux sur le total des comptes, qui s’élevait à treize cent mille livres.
Puis, se plaçant à son bureau, il écrivit un bon de quatorze cent mille livres, payables à vue à sa caisse, avant midi le lendemain.
– Cent mille livres de bénéfice! s’écria l’orfèvre. Ah! monseigneur, quelle générosité!
– Non pas, non pas, monsieur, dit Fouquet en lui touchant l’épaule, il est des politesses qui ne se paient jamais. Le bénéfice est à peu près celui que vous eussiez fait; mais il reste l’intérêt de votre argent.
En disant ces mots, il détachait de sa manchette un bouton de diamants que ce même orfèvre avait bien souvent estimé trois mille pistoles.
– Prenez ceci en mémoire de moi, dit-il à l’orfèvre, et adieu; vous êtes un honnête homme.
– Et vous, s’écria l’orfèvre, touché profondément, vous, monseigneur, vous êtes un brave seigneur.
Fouquet fit passer le digne orfèvre par une porte dérobée; puis il alla recevoir Mme de Bellière, que tous les conviés entouraient déjà.
La marquise était belle toujours; mais, ce jour-là, elle resplendissait.
– Ne trouvez-vous pas, messieurs, dit Fouquet, que Madame est d’une beauté incomparable ce soir? Savez-vous pourquoi?
– Parce que Madame est la plus belle des femmes, dit quelqu’un.
– Non, mais parce qu’elle en est la meilleure. Cependant…
– Cependant? dit la marquise en souriant.
– Cependant, tous les joyaux que porte Madame ce soir sont des pierres fausses.
Elle rougit.
Chapitre CLXXXVI – La vaisselle et les diamants de Madame de Bellière
À peine Fouquet eut-il congédié Vanel, qu’il réfléchit un moment.
– On ne saurait trop faire, dit-il, pour la femme que l’on a aimée. Marguerite désire être procureuse, pourquoi ne lui pas faire ce plaisir? Maintenant que la conscience la plus scrupuleuse ne saurait rien me reprocher, pensons à la femme qui m’aime. Mme de Bellière doit être là.
Il indiqua du doigt la porte secrète.
S’étant enfermé, il ouvrit le couloir souterrain et se dirigea rapidement vers la communication établie entre la maison de Vincennes et sa maison à lui.
Il avait négligé d’avertir son amie avec la sonnette, bien assuré qu’elle ne manquait jamais au rendez-vous.
En effet, la marquise était arrivée. Elle attendait. Le bruit que fit le surintendant l’avertit; elle accourut pour recevoir par-dessous la porte le billet qu’il lui passa.
«Venez, marquise, on vous attend pour souper.»
Heureuse et active, Mme de Bellière gagna son carrosse dans l’avenue de Vincennes, et elle vint tendre sa main sur le perron à Gourville, qui, pour mieux plaire au maître, guettait son arrivée dans la cour.
Elle n’avait pas vu entrer, fumants et blancs d’écume, les chevaux noirs de Fouquet, qui ramenaient à Saint-Mandé Pélisson et l’orfèvre lui-même à qui Mme de Bellière avait vendu sa vaisselle et ses joyaux.
– Oh! oh! s’écrièrent tous les convives; on peut dire cela sans crainte d’une femme qui a les plus beaux diamants de Paris.
– Eh bien? dit tout bas Fouquet à Pélisson.
– Eh bien! j’ai enfin compris, répliqua celui-ci, et vous avez bien fait.
– C’est heureux, fit en souriant le surintendant.
– Monseigneur est servi, cria majestueusement Vatel.
Le flot des convives se précipita moins lentement qu’il n’est d’usage dans les fêtes ministérielles vers la salle à manger, où les attendait un magnifique spectacle.
Sur les buffets, sur les dressoirs, sur la table, au milieu des fleurs et des lumières, brillait à éblouir la vaisselle d’or et d’argent la plus riche qu’on pût voir; c’était un reste de ces vieilles magnificences que les artistes florentins, amenés par les Médicis, avaient sculptées, ciselées fondues pour les dressoirs de fleurs, quand il y avait de l’or en France; ces merveilles cachées, enfouies pendant les guerres civiles, avaient reparu timidement dans les intermittences de cette guerre de bon goût qu’on appelait la Fronde; alors que seigneurs, se battant contre seigneurs, se tuaient mais ne se pillaient pas. Toute cette vaisselle était marquée aux armes de Mme de Bellière.
– Tiens, s’écria La Fontaine, un P. et un B.
Mais ce qu’il y avait de plus curieux, c’était le couvert de la marquise, à la place que lui avait assignée Fouquet; près de lui s’élevait une pyramide de diamants, de saphirs, d’émeraudes, de camées antiques; la sardoine gravée par les vieux Grecs de l’Asie Mineure avec ses montures d’or de Mysie, les curieuses mosaïques de la vieille Alexandrie montées en argent, les bracelets massifs de l’Égypte de Cléopâtre jonchaient un vaste plat de Palissy, supporté sur un trépied de bronze doré, sculpté par Benvenuto.