– Pauvre de Guiche! s’écria le roi.
– Ah! c’était M. de Guiche? dit tranquillement le mousquetaire. Je m’en étais douté; mais je n’osais en parler à Votre Majesté.
– Et comment vous en doutiez-vous?
– J’avais reconnu les armes des Grammont sur les fontes du cheval mort.
– Et vous le croyez blessé grièvement?
– Très grièvement, puisqu’il est tombé sur le coup et qu’il est resté longtemps à la même place; cependant il a pu marcher, en s’en allant, soutenu par deux amis.
– Vous l’avez donc rencontré, revenant?
– Non; mais j’ai relevé les pas des trois hommes: l’homme de droite et l’homme de gauche marchaient librement, facilement; mais celui du milieu avait le pas lourd. D’ailleurs, des traces de sang accompagnaient ce pas.
– Maintenant, monsieur, que vous avez si bien vu le combat qu’aucun détail ne vous en a échappé, dites-moi deux mots de l’adversaire de de Guiche.
– Oh! Sire, je ne le connais pas.
– Vous qui voyez tout si bien, cependant.
– Oui, Sire, dit d’Artagnan, je vois tout; mais je ne dis pas tout ce que je vois, et, puisque le pauvre diable a échappé, que Votre Majesté me permette de lui dire que ce n’est pas moi qui le dénoncerai.
– C’est cependant un coupable, monsieur, que celui qui se bat en duel.
– Pas pour moi, Sire, dit froidement d’Artagnan.
– Monsieur, s’écria le roi, savez-vous bien ce que vous dites?
– Parfaitement, Sire; mais, à mes yeux, voyez-vous, un homme qui se bat bien est un brave homme. Voilà mon opinion. Vous pouvez en avoir une autre; c’est naturel, vous êtes le maître.
– Monsieur d’Artagnan, j’ai ordonné cependant…
D’Artagnan interrompit le roi avec un geste respectueux.
– Vous m’avez ordonné d’aller chercher des renseignements sur un combat, Sire; vous les avez. M’ordonnez-vous d’arrêter l’adversaire de M. de Guiche, j’obéirai; mais ne m’ordonnez point de vous le dénoncer, car, cette fois, je n’obéirai pas.
– Eh bien! arrêtez-le.
– Nommez-le moi, Sire.
Louis frappa du pied.
Puis, après un instant de réflexion:
– Vous avez dix fois, vingt fois, cent fois raison, dit-il.
– C’est mon avis, Sire; je suis heureux que ce soit en même temps celui de Votre Majesté.
– Encore un mot… Qui a porté secours à de Guiche?
– Je l’ignore.
– Mais vous parlez de deux hommes… Il y avait donc un témoin?
– Il n’y avait pas de témoin. Il y a plus… M. de Guiche une fois tombé, son adversaire s’est enfui sans même lui porter secours.
– Le misérable!
– Dame! Sire, c’est l’effet de vos ordonnances. On s’est bien battu, on a échappé à une première mort, on veut échapper à une seconde. On se souvient de M. de Boutteville… Peste!
– Et, alors on devient lâche.
– Non, l’on devient prudent.
– Donc, il s’est enfui?
– Oui, et aussi vite que son cheval a pu l’emporter même.
– Et dans quelle direction?
– Dans celle du château.
– Après?
– Après, j’ai eu l’honneur de le dire à Votre Majesté, deux hommes, à pied, sont venus qui ont emmené M. de Guiche.
– Quelle preuve avez-vous que ces hommes soient venus après le combat?
– Ah! une preuve manifeste; au moment du combat, la pluie venait de cesser, le terrain n’avait pas eu le temps de l’absorber et était devenu humide: les pas enfoncent; mais après le combat, mais pendant le temps que M. de Guiche est resté évanoui, la terre s’est consolidée et les pas s’imprégnaient moins profondément.
– Monsieur d’Artagnan, dit-il, vous êtes, en vérité, le plus habile homme de mon royaume.
– C’est ce que pensait M. de Richelieu, c’est ce que disait M. de Mazarin, Sire.
– Maintenant, il nous reste à voir si votre sagacité est en défaut.
– Oh! Sire, l’homme se trompe: Errare humanum est, dit philosophiquement le mousquetaire.
– Alors vous n’appartenez pas à l’humanité, monsieur d’Artagnan, car je crois que vous ne vous trompez jamais.
– Votre Majesté disait que nous allions voir.
– Oui.
– Comment cela, s’il lui plaît?
– J’ai envoyé chercher M. de Manicamp, et M. de Manicamp va venir.
– Et M. de Manicamp sait le secret?
– De Guiche n’a pas de secrets pour M. de Manicamp.
– Nul n’assistait au combat, je le répète, et, à moins que M. de Manicamp ne soit un de ces deux hommes qui l’ont ramené…
– Chut! dit le roi, voici qu’il vient: demeurez là et prêtez l’oreille.
– Très bien, Sire, dit le mousquetaire.
À la même minute, Manicamp et de Saint-Aignan paraissaient au seuil de la porte.
Chapitre CLVI – L'affût
Le roi fit un signe au mousquetaire, l’autre à de Saint-Aignan.
Le signe était impérieux et signifiait: «Sur votre vie, taisez-vous!»
D’Artagnan se retira, comme un soldat, dans l’angle du cabinet.
De Saint-Aignan, comme un favori, s’appuya sur le dossier du fauteuil du roi.
Manicamp, la jambe droite en avant, le sourire aux lèvres, les mains blanches et gracieuses, s’avança pour faire sa révérence au roi.
Le roi rendit le salut avec la tête.
– Bonsoir, monsieur de Manicamp, dit-il.
– Votre Majesté m’a fait l’honneur de me mander auprès d’elle, dit Manicamp.
– Oui, pour apprendre de vous tous les détails du malheureux accident arrivé au comte de Guiche.
– Oh! Sire, c’est douloureux.
– Vous étiez là?
– Pas précisément, Sire.
– Mais vous arrivâtes sur le théâtre de l’accident quelques instants après cet accident accompli?
– C’est cela, oui, Sire, une demi-heure à peu près.