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Le rire de Mme de Chevreuse était un murmure sinistre; tout homme qui sent la jeunesse, la foi, l’amour, la vie battre en son cœur, préfère des pleurs à ce rire lamentable.

La duchesse ouvrit le haut de son justaucorps et tira de son sein rougi une petite liasse de papiers noués d’un ruban couleur feu. Les agrafes avaient cédé sous la pression brutale de ses mains nerveuses. La peau, éraillée par l’extraction et le frottement des papiers, apparaissait sans pudeur aux yeux de l’intendant, fort intrigué de ces préliminaires étranges. La duchesse riait toujours.

– Voilà, dit-elle, les véritables lettres de M. de Mazarin. Vous les avez, et, de plus, la duchesse de Chevreuse s’est déshabillée devant vous, comme si vous eussiez été… Je ne veux pas vous dire des noms qui vous donneraient de l’orgueil ou de la jalousie. Maintenant, monsieur Colbert, fit-elle en agrafant et en nouant avec rapidité le corps de sa robe, votre bonne fortune est finie; accompagnez-moi chez la reine.

– Non pas, madame: si vous alliez encourir de nouveau la disgrâce de Sa Majesté, et que l’on sût au Palais-Royal que j’ai été votre introducteur, la reine ne me le pardonnerait de sa vie. Non. J’ai des gens dévoués au palais, ceux-là vous feront entrer sans me compromettre.

– Comme il vous plaira, pourvu que j’entre.

– Comment appelez-vous les dames religieuses de Bruges qui guérissent les malades?

– Les béguines.

– Vous êtes une béguine.

– Soit, mais il faudra bien que je cesse de l’être.

– Cela vous regarde.

– Pardon! pardon! je ne veux pas être exposée à ce qu’on me refuse l’entrée.

– Cela vous regarde encore, madame. Je vais commander au premier valet de chambre du gentilhomme de service chez Sa Majesté de laisser entrer une béguine apportant un remède efficace pour soulager les douleurs de Sa Majesté. Vous portez ma lettre, vous vous chargez du remède et des explications. J’avoue la béguine, je nie Mme de Chevreuse.

– Qu’à cela ne tienne.

– Voici la lettre d’introduction, madame.

Chapitre CLXXXI – La peau de l'ours

Colbert donna cette lettre à la duchesse, lui retira doucement le siège derrière lequel elle s’abritait.

Mme de Chevreuse salua très légèrement et sortit.

Colbert, qui avait reconnu l’écriture de Mazarin et compté les lettres, sonna son secrétaire et lui enjoignit d’aller chercher chez lui M. Vanel, conseiller au Parlement. Le secrétaire répliqua que M. le conseiller, fidèle à ses habitudes, venait d’entrer dans la maison pour rendre compte à l’intendant des principaux détails du travail accompli ce jour même dans la séance du Parlement.

Colbert s’approcha des lampes, relut les lettres du défunt cardinal, sourit plusieurs fois en reconnaissant toute la valeur des pièces que venait de lui livrer Mme de Chevreuse, et, en étayant pour plusieurs minutes sa grosse tête dans ses mains, il réfléchit profondément.

Pendant ces quelques minutes, un homme gros et grand, à la figure osseuse, aux yeux fixes, au nez crochu, avait fait son entrée dans le cabinet de Colbert avec une assurance modeste, qui décelait un caractère à la fois souple et décidé: souple envers le maître qui pouvait jeter la proie, ferme envers les chiens qui eussent pu lui disputer cette proie opime.

M. Vanel avait sous le bras un dossier volumineux; il le posa sur le bureau même, où les deux coudes de Colbert étayaient sa tête.

– Bonjour, monsieur Vanel, dit celui-ci en se réveillant de sa méditation.

– Bonjour, monseigneur, dit naturellement Vanel.

– C’est monsieur qu’il faut dire, répliqua doucement Colbert.

– On appelle monseigneur les ministres, dit Vanel avec un sang-froid imperturbable; vous êtes ministre!

– Pas encore!

– De fait, je vous appelle monseigneur; d’ailleurs, vous êtes mon seigneur, à moi, cela me suffit; s’il vous déplaît que je vous appelle ainsi devant le monde, laissez-moi vous appeler de ce nom dans le particulier.

Colbert leva la tête à la hauteur des lampes et lut ou chercha à lire sur le visage de Vanel pour combien la sincérité entrait dans cette protestation de dévouement.

Mais le conseiller savait soutenir le poids d’un regard, ce regard fût-il celui de Monseigneur.

Colbert soupira. Il n’avait rien lu sur le visage de Vanel; Vanel pouvait être honnête. Colbert songea que cet inférieur lui était supérieur, en cela qu’il avait une femme infidèle.

Au moment où il s’apitoyait sur le sort de cet homme Vanel tira froidement de sa poche un billet parfumé, cacheté de cire d’Espagne, et le tendit à Monseigneur.

– Qu’est cela, Vanel?

– Une lettre de ma femme, monseigneur.

Colbert toussa. Il prit la lettre, l’ouvrit, la lut et l’enferma dans sa poche, tandis que Vanel feuilletait impassiblement son volume de procédure.

– Vanel, dit tout à coup le protecteur à son protégé, vous êtes un homme de travail, vous?

– Oui, monseigneur.

– Douze heures d’études ne vous effraient pas?

– J’en fais quinze par jour.

– Impossible! Un conseiller ne saurait travailler plus de trois heures pour le Parlement.

– Oh! je fais des états pour un ami que j’ai aux comptes, et, comme il me reste du temps, j’étudie l’hébreu.

– Vous êtes fort considéré au Parlement, Vanel?

– Je crois que oui, monseigneur.

– Il s’agirait de ne pas croupir sur le siège de conseiller.

– Que faire pour cela?

– Acheter une charge.

– Laquelle?

– Quelque chose de grand. Les petites ambitions sont les plus malaisées à satisfaire.

– Les petites bourses, monseigneur, sont les plus difficiles à remplir.

– Et puis, quelle charge voyez-vous? fit Colbert.

– Je n’en vois pas, c’est vrai.

– Il y en a bien une, mais il faut être le roi pour l’acheter sans se gêner; or, le roi ne se donnera pas, je crois, la fantaisie d’acheter une charge de procureur général.

En entendant ces mots, Vanel attacha sur Colbert son regard humble et terne à la fois.

Colbert se demanda s’il avait été deviné, ou seulement rencontré par la pensée de cet homme.

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