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La nuit, comme pour combattre la chaleur de la journée, avait amassé tous les nuages qu’elle poussait silencieusement et lourdement de l’ouest à l’est. Ce dôme, sans éclaircies et sans tonnerres apparents, pesait de tout son poids sur la terre et commençait à se trouer sous les efforts du vent, comme une immense toile détachée d’un lambris.

Les gouttes d’eau tombaient tièdes et larges sur la terre, où elles aggloméraient la poussière en globules roulants.

En même temps, des haies qui aspiraient l’orage, des fleurs altérées, des arbres échevelés, s’exhalaient mille odeurs aromatiques qui ramenaient au cerveau les souvenirs doux, les idées de jeunesse, de vie éternelle, de bonheur et d’amour.

– La terre sent bien bon, dit de Wardes; c’est une coquetterie de sa part pour nous attirer à elle.

– À propos, répliqua de Guiche, il m’est venu plusieurs idées et je veux vous les soumettre.

– Relatives?

– Relatives à notre combat.

– En effet, il est temps, ce me semble, que nous nous en occupions.

– Sera-ce un combat ordinaire et réglé selon la coutume?

– Voyons notre coutume?

– Nous mettrons pied à terre dans une bonne plaine, nous attacherons nos chevaux au premier objet venu, nous nous joindrons sans armes, puis nous nous éloignerons de cent cinquante pas chacun pour revenir l’un sur l’autre.

– Bon! c’est ainsi que je tuai le pauvre Follivent, voici trois semaines, à la Saint-Denis.

– Pardon, vous oubliez un détail.

– Lequel?

– Dans votre duel avec Follivent, vous marchâtes à pied l’un sur l’autre, l’épée aux dents et le pistolet au poing.

– C’est vrai.

– Cette fois, au contraire, comme je ne puis pas marcher, vous l’avouez vous-même, nous remontons à cheval et nous nous choquons, le premier qui veut tirer tire.

– C’est ce qu’il y a de mieux, sans doute, mais il fait nuit; il faut compter plus de coups perdus qu’il n’y en aurait dans le jour.

– Soit! Chacun pourra tirer trois coups, les deux qui seront tout chargés, et un troisième de recharge.

– À merveille! où notre combat aura-t-il lieu?

– Avez-vous quelque préférence?

– Non.

– Vous voyez ce petit bois qui s’étend devant nous?

– Le bois Rochin? Parfaitement.

– Vous le connaissez?

– À merveille.

– Vous savez, alors, qu’il a une clairière à son centre?

– Oui.

– Gagnons cette clairière.

– Soit!

– C’est une espèce de champ clos naturel, avec toutes sortes de chemins, de faux fuyants, de sentiers, de fossés, de tournants, d’allées; nous serons là à merveille.

– Je le veux, si vous le voulez. Nous sommes arrivés, je crois?

– Oui. Voyez le bel espace dans le rond-point. Le peu de clarté qui tombe des étoiles, comme dit Corneille, se concentre en cette place; les limites naturelles sont le bois qui circuite avec ses barrières.

– Soit! Faites comme vous dites.

– Terminons les conditions, alors.

– Voici les miennes; si vous avez quelque chose contre, vous le direz.

– J’écoute.

– Cheval tué oblige son maître à combattre à pied.

– C’est incontestable, puisque nous n’avons pas de chevaux de rechange.

– Mais n’oblige pas l’adversaire à descendre de son cheval.

– L’adversaire sera libre d’agir comme bon lui semblera.

– Les adversaires, s’étant joints une fois, peuvent ne se plus quitter, et, par conséquent, tirer l’un sur l’autre à bout portant.

– Accepté.

– Trois charges sans plus, n’est-ce pas?

– C’est suffisant, je crois. Voici de la poudre et des balles pour vos pistolets; mesurez trois charges, prenez trois balles; j’en ferai autant, puis nous répandrons le reste de la poudre et nous jetterons le reste des balles.

– Et nous jurons sur le Christ, n’est-ce pas, ajouta de Wardes, que nous n’avons plus sur nous ni poudre ni balles?

– C’est convenu; moi, je le jure.

De Guiche étendit la main vers le ciel.

De Wardes l’imita.

– Et maintenant, mon cher comte, dit-il, laissez-moi vous dire que je ne suis dupe de rien. Vous êtes, ou vous serez l’amant de Madame. J’ai pénétré le secret, vous avez peur que je ne l’ébruite; vous voulez me tuer pour vous assurer le silence, c’est tout simple, et, à votre place, j’en ferais autant.

De Guiche baissa la tête.

– Seulement, continua de Wardes triomphant, était-ce bien la peine, dites-moi, de me jeter encore dans les bras cette mauvaise affaire de Bragelonne? Prenez garde, mon cher ami, en acculant le sanglier, on l’enrage; en forçant le renard, on lui donne la férocité du jaguar. Il en résulte que, mis aux abois par vous, je me défends jusqu’à la mort.

– C’est votre droit.

– Oui, mais, prenez garde, je ferai bien du mal; ainsi, pour commencer, vous devinez bien, n’est-ce pas, que je n’ai point fait la sottise de cadenasser mon secret, ou plutôt votre secret dans mon cœur? Il y a un ami, un ami spirituel, vous le connaissez, qui est entré en participation de mon secret; ainsi, comprenez bien que, si vous me tuez, ma mort n’aura pas servi à grand-chose; tandis qu’au contraire, si je vous tue, dame! tout est possible, vous comprenez.

De Guiche frissonna.

– Si je vous tue, continua de Wardes, vous aurez attaché à Madame deux ennemis qui travailleront à qui mieux mieux à la ruiner.

– Oh! monsieur, s’écria de Guiche furieux, ne comptez pas ainsi sur ma mort; de ces deux ennemis, j’espère bien tuer l’un tout de suite, et l’autre à la première occasion.

De Wardes ne répondit que par un éclat de rire tellement diabolique, qu’un homme superstitieux s’en fût effrayé.

Mais de Guiche n’était point impressionnable à ce point.

– Je crois, dit-il, que tout est réglé, monsieur de Wardes; ainsi, prenez du champ, je vous prie, à moins que vous ne préfériez que ce soit moi.

– Non pas, dit de Wardes, enchanté de vous épargner une peine.

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