– Sans doute.
– Une fois bien remise avec la reine mère, je puis être dangereuse.
– C’est votre droit, duchesse.
– J’en userai, mon cher ami.
– Vous n’ignorez pas que M. Fouquet est au mieux avec le roi d’Espagne, duchesse?
– Oh! je le suppose.
– M. Fouquet, si vous faites une guerre de parti comme vous dites, vous en fera une autre.
– Ah! que voulez-vous!
– Ce sera son droit aussi, n’est-ce pas?
– Certes.
– Et, comme il est bien avec l’Espagne, il se fera une arme de cette amitié.
– Vous voulez dire qu’il sera bien avec le général de l’ordre des jésuites, mon cher Aramis.
– Cela peut arriver, duchesse.
– Et qu’alors on me supprimera la pension que je touche par là.
– J’en ai bien peur.
– On se consolera. Eh! mon cher, après Richelieu, après la Fronde, après l’exil, qu’y a-t-il à redouter pour Mme de Chevreuse?
– La pension, vous le savez, est de quarante-huit mille livres.
– Hélas! je le sais bien.
– De plus, quand on fait la guerre de parti, on frappe, vous ne l’ignorez pas, sur les amis de l’ennemi.
– Ah! vous voulez dire qu’on tombera sur ce pauvre Laicques?
– C’est presque inévitable, duchesse.
– Oh! il ne touche que douze mille livres de pension.
– Oui; mais le roi d’Espagne a du crédit; consulté par M. Fouquet, il peut faire enfermer M. Laicques dans quelque forteresse.
– Je n’ai pas grand-peur de cela, mon bon ami, parce que, grâce à une réconciliation avec Anne d’Autriche, j’obtiendrai que la France demande la liberté de Laicques.
– C’est vrai. Alors, vous aurez autre chose à redouter.
– Quoi donc? fit la duchesse en jouant la surprise et l’effroi.
– Vous saurez et vous savez qu’une fois affilié à l’ordre, on n’en sort pas sans difficultés. Les secrets qu’on a pu pénétrer sont malsains, ils portent avec eux des germes de malheur pour quiconque les révèle.
La duchesse réfléchit un moment.
– Voilà qui est plus sérieux, dit-elle; j’y aviserai.
Et, malgré l’obscurité profonde, Aramis sentit un regard brûlant comme un fer rouge s’échapper des yeux de son amie pour venir plonger dans son cœur.
– Récapitulons, dit Aramis, qui se tint alors sur ses gardes et glissa sa main sous son pourpoint, où il avait un stylet caché.
– C’est cela, récapitulons: les bons comptes font les bons amis.
– La suppression de votre pension…
– Quarante-huit mille livres, et celle de Laicques douze, font soixante mille livres; voilà ce que vous voulez dire, n’est-ce pas?
– Précisément, et je cherche le contrepoids que vous trouvez à cela?
– Cinq cent mille livres que j’aurai chez la reine.
– Ou que vous n’aurez pas.
– Je sais le moyen de les avoir, dit étourdiment la duchesse.
Ces mots firent dresser l’oreille au chevalier. À partir de cette faute de l’adversaire, son esprit fut tellement en garde, que lui profita toujours, et qu’elle, par conséquent, perdit l’avantage.
– J’admets que vous ayez cet argent, reprit-il, vous perdrez le double, ayant cent mille francs de pension à toucher au lieu de soixante mille, et cela pendant dix ans.
– Non, car je ne souffrirai cette diminution de revenu que pendant la durée du ministère de M. Fouquet; or, cette durée, je l’évalue à deux mois.
– Ah! fit Aramis.
– Je suis franche, comme vous voyez.
– Je vous remercie, duchesse, mais vous auriez tort de supposer qu’après la disgrâce de M. Fouquet, l’ordre recommencerait à vous payer votre pension.
– Je sais le moyen de faire financer l’ordre, comme je sais le moyen de faire contribuer la reine mère.
– Alors, duchesse, nous sommes tous forcés de baisser pavillon devant vous; à vous la victoire! à vous le triomphe! Soyez clémente, je vous en prie. Sonnez, clairons!
– Comment est-il possible, reprit la duchesse, sans prendre garde à l’ironie, que vous reculiez devant cinq cent mille malheureuses livres, quand il s’agit de vous épargner, je veux dire à votre ami, pardon, à votre protecteur, un désagrément comme celui que cause une guerre de parti?
– Duchesse, voici pourquoi: c’est qu’après les cinq cent mille livres, M. de Laicques demandera sa part, qui sera aussi de cinq cent mille livres, n’est-ce pas? c’est qu’après la part de M. de Laicques et la vôtre viendront la part de vos enfants, celle de vos pauvres, de tout le monde, et que des lettres, si compromettantes qu’elles soient, ne valent pas trois à quatre millions. Vrai Dieu! duchesse, les ferrets de la reine de France valaient mieux que ces chiffons signés Mazarin, et pourtant ils n’ont pas coûté le quart de ce que vous demandez pour vous.
– Ah! c’est vrai, c’est vrai; mais le marchand prise sa marchandise ce qu’il veut. C’est à l’acheteur d’acquérir ou de refuser.
– Tenez, duchesse, voulez-vous que je vous dise pourquoi je n’achèterai pas vos lettres?
– Dites.
– Vos lettres de Mazarin sont fausses.
– Allons donc!
– Sans doute; car il serait pour le moins étrange que, brouillée avec la reine par M. Mazarin, vous eussiez entretenu avec ce dernier un commerce intime; cela sentirait la passion, l’espionnage, la… ma foi! je ne veux pas dire le mot.
– Dites toujours.
– La complaisance.
– Tout cela est vrai; mais, ce qui ne l’est pas moins, c’est ce qu’il y a dans la lettre.
– Je vous jure, duchesse, que vous ne pourrez pas vous en servir auprès de la reine.
– Oh! que si fait, je puis me servir de tout auprès de la reine.
«Bon! pensa Aramis. Chante donc, pie-grièche! siffle donc, vipère!»
Mais la duchesse en avait assez dit; elle fit deux pas vers la porte.
Aramis lui gardait une disgrâce… l’imprécation que fait entendre le vaincu derrière le char du triomphateur.
Il sonna.