– Trois ans.
– Vous avez passé à Madrid?
– Quinze mois.
– Vous êtes donc en mesure d’être naturalisé Espagnol quand vous le voudrez.
– Vous croyez? fit Aramis avec une bonhomie qui trompa la duchesse.
– Sans doute… Deux ans de séjour et la connaissance de la langue sont des règles indispensables. Vous avez trois ans et demi… quinze mois de trop.
– Où voulez-vous en venir, chère dame?
– À ceci: je suis bien avec le roi d’Espagne.
«Je n’y suis pas mal», pensa Aramis.
– Voulez-vous, continua la duchesse, que je demande pour vous, au roi, la succession du franciscain?
– Oh! duchesse!
– Vous l’avez peut-être? dit-elle.
– Non, sur ma parole!
– Eh bien! je puis vous rendre ce service.
– Pourquoi ne l’avez-vous pas rendu à M. de Laicques, duchesse? C’est un homme plein de talent et que vous aimez.
– Oui, certes; mais cela ne s’est pas trouvé. Enfin, répondez, Laicques ou pas Laicques, voulez-vous?
– Duchesse, non, merci!
«Il est nommé», pensa-t-elle.
– Si vous me refusez ainsi, reprit Mme de Chevreuse, ce n’est pas m’enhardir à vous demander pour moi.
– Oh! demandez, demandez.
– Demander!… Je ne le puis, si vous n’avez pas le pouvoir de m’accorder.
– Si peu que je puisse, demandez toujours.
– J’ai besoin d’une somme d’argent pour faire réparer Dampierre.
– Ah! répliqua Aramis froidement, de l’argent?… Voyons, duchesse, combien serait-ce?
– Oh! une somme ronde.
– Tant pis! Vous savez que je ne suis pas riche?
– Vous, non; mais l’ordre. Si vous eussiez été général…
– Vous savez que je ne suis pas général.
– Alors, vous avez un ami qui, lui, doit être riche: M. Fouquet.
– M. Fouquet? madame, il est plus qu’à moitié ruiné.
– On le disait, et je ne voulais pas le croire.
– Pourquoi, duchesse?
– Parce que j’ai du cardinal Mazarin quelques lettres, c’est-à-dire Laicques les a, qui établissent des comptes étranges.
– Quels comptes?
– C’est à propos de rentes vendues, d’emprunts faits, je ne me souviens plus bien. Toujours est-il que le sous intendant, d’après des lettres signées Mazarin, aurait puisé une trentaine de millions dans les coffres de l’État. Le cas est grave.
Aramis enfonça ses ongles dans sa main.
– Quoi! dit-il, vous avez des lettres semblables et vous n’en avez pas fait part à M. Fouquet?
– Ah! répliqua la duchesse, ces sortes de choses sont des réserves que l’on garde. Le jour du besoin venu, on les tire de l’armoire.
– Et le jour du besoin est venu? dit Aramis.
– Oui, mon cher.
– Et vous allez montrer ces lettres à M. Fouquet?
– J’aime mieux vous en parler à vous.
– Il faut que vous ayez bien besoin d’argent, pauvre amie, pour penser à ces sortes de choses, vous qui teniez en si piètre estime la prose de M. de Mazarin.
– J’ai, en effet, besoin d’argent.
– Et puis, continua Aramis d’un ton froid, vous avez dû vous faire peine à vous-même en recourant à cette ressource. Elle est cruelle.
– Oh! si j’eusse voulu faire le mal et non le bien dit Mme de Chevreuse, au lieu de demander au général de l’ordre ou à M. Fouquet les cinq cent mille livres dont j’ai besoin…
– Cinq cent mille livres!
– Pas davantage. Trouvez-vous que ce soit beaucoup? Il faut cela, au moins, pour réparer Dampierre.
– Oui, madame.
– Je dis donc qu’au lieu de demander cette somme, j’eusse été trouver mon ancienne amie, la reine mère; les lettres de son époux, le signor Mazarini, m’eussent servi d’introduction, et je lui eusse demandé cette bagatelle en lui disant: «Madame, je veux avoir l’honneur de recevoir Votre Majesté à Dampierre; permettez-moi de mettre Dampierre en état.»
Aramis ne répliqua pas un mot.
– Eh bien! dit-elle, à quoi songez-vous?
– Je fais des additions, dit Aramis.
– Et M. Fouquet fait des soustractions. Moi, j’essaie de multiplier. Les beaux calculateurs que nous sommes! comme nous pourrions nous entendre!
– Voulez-vous me permettre de réfléchir? dit Aramis.
– Non… Pour une semblable ouverture, entre gens comme nous, c’est oui ou non qu’il faut répondre, et cela tout de suite.
«C’est un piège, pensa l’évêque; il est impossible qu’une pareille femme soit écoutée d’Anne d’Autriche.»
– Eh bien? fit la duchesse.
– Eh bien! madame, je serais fort surpris si M. Fouquet pouvait disposer de cinq cent mille livres à cette heure.
– Il n’en faut donc plus parler, dit la duchesse, et Dampierre se restaurera comme il pourra.
– Oh! vous n’êtes pas, je suppose, embarrassée à ce point?
– Non, je ne suis jamais embarrassée.
– Et la reine fera certainement pour vous, continua l’évêque, ce que le surintendant ne peut faire.
– Oh! mais oui… Dites-moi, vous ne voulez pas, par exemple, que je parle moi-même à M. Fouquet de ces lettres?
– Vous ferez, à cet égard, duchesse, tout ce qu’il vous plaira; mais M. Fouquet se sent ou ne se sent pas coupable; s’il l’est, je le sais assez fier pour ne pas l’avouer; s’il ne l’est pas, il s’offensera fort de cette menace.
– Vous raisonnez toujours comme un ange.
Et la duchesse se leva.
– Ainsi, vous allez dénoncer M. Fouquet à la reine? dit Aramis.
– Dénoncer?… Oh! le vilain mot. Je ne dénoncerai pas, mon cher ami; vous savez trop bien la politique pour ignorer comment ces choses-là s’exécutent; je prendrai parti contre M. Fouquet, voilà tout.
– C’est juste.
– Et, dans une guerre de parti, une arme est une arme.