Exercice d'endurcissement du corps
Grand-Mère nous frappe souvent, avec ses mains osseuses, avec un balai ou un torchon mouillé. Elle nous tire par les oreilles, elle nous empoigne par les cheveux.
D'autres gens nous donnent aussi des gifles et des coups de pied, nous ne savons même pas pourquoi.
Les coups font mal, ils nous font pleurer.
Les chutes, les écorchures, les coupures, le travail, le froid et la chaleur sont également causes de souffrances.
Nous décidons d'endurcir notre corps pour pouvoir supporter la douleur sans pleurer.
Nous commençons par nous donner l'un à l'autre des gifles, puis des coups de poing. Voyant notre visage tuméfié, Grand-Mère demande:
– Qui vous a fait ça?
– Nous-mêmes, Grand-Mère.
– Vous vous êtes battus? Pourquoi?
– Pour rien, Grand-Mère. Ne vous inquiétez pas, ce n'est qu'un exercice.
– Un exercice? Vous êtes complètement cinglés! Enfin, si ça vous amuse…
Nous sommes nus. Nous nous frappons l'un l'autre avec une ceinture. Nous disons à chaque coup:
– Ça ne fait pas mal.
Nous frappons plus fort, de plus en plus fort. Nous passons nos mains au-dessus d'une flamme.
Nous entaillons notre cuisse, notre bras, notre poitrine avec un couteau et nous versons de l'alcool sur nos blessures. Nous disons chaque fois:
– Ça ne fait pas mal.
Au bout d'un certain temps, nous ne sentons effectivement plus rien. C'est quelqu'un d'autre qui a mal, c'est quelqu'un d'autre qui se brûle, qui se coupe, qui souffre.
Nous ne pleurons plus.
Quand Grand-Mère est fâchée et qu'elle crie, nous lui disons:
– Cessez de crier, Grand-Mère, frappez plutôt. Quand elle nous frappe, nous lui disons:
– Encore, Grand-Mère! Regardez, nous tendons l'autre joue, comme c'est écrit dans la Bible. Frappez aussi l'autre joue, Grand-Mère.
Elle répond:
– Que le diable vous emporte avec votre Bible et avec vos joues!
L'ord on nance
Nous sommes couchés sur le banc d'angle de la cuisine. Nos têtes se touchent. Nous ne dormons pas encore, mais nos yeux sont fermés. Quelqu'un pousse la porte. Nous ouvrons les yeux. La lumière d'une lampe de poche nous aveugle. Nous demandons:
– Qui est là?
Une voix d'homme répond:
– Pas peur. Vous pas peur. Deux vous êtes ou moi trop boire?
Il rit, il allume la lampe à pétrole sur la table et éteint sa lampe de poche. Nous le voyons bien maintenant. C'est un militaire étranger, sans grade. Il dit:
– Moi être ordonnance du capitaine. Vous faire quoi, là?
Nous disons:
– Nous habitons ici. Chez notre Grand-Mère.
– Vous petits-fils de Sorcière? Moi jamais vu encore vous. Vous être ici depuis quand?
– Depuis deux semaines.
– Ah! Moi être parti permission chez moi, dans mon village. Bien rigolé.
Nous demandons:
– Comment se fait-il que vous parliez notre langue?
Il dit:
– Ma mère naître ici, dans votre pays. Venir travailler chez nous, serveuse dans bistrot. Connaître mon père, se marier avec. Quand moi être petit, ma mère me parler votre langue. Votre pays et mon pays, être pays amis. Combattre l'ennemi ensemble. Vous deux venir de où?
– De la Grande Ville.
– Grande Ville, beaucoup danger. Boum! Boum!
– Oui, et plus rien à manger.
– Ici, bien pour manger. Pommes, cochons, poulets, tout. Vous restez longtemps? Ou seulement vacances?
– Nous resterons jusqu'à la fin de la guerre.
– Guerre bientôt finie. Vous dormir là? Banc nu, dur, froid. Sorcière pas vouloir prendre vous dans chambre?
– Nous ne voulons pas dormir dans la chambre de Grand-Mère. Elle ronfle et elle sent mauvais. Nous avions des couvertures et des draps, mais elle les a vendus.
L'ordonnance prend de l'eau,chaude dans le chaudron sur le fourneau et dit:
– Moi devoir nettoyer chambre. Capitaine aussi revenir permission ce soir ou demain matin.
Il sort. Quelques minutes plus tard, il revient. Il nous apporte deux. couvertures militaires grises.
– Pas vendre ça, vieille Sorcière. Si elle être trop méchante, vous me dire. Moi, poum, poum, je tue.
Il rit encore. Il nous couvre, éteint la lampe et s'en va.
Pendant la journée nous cachons les couvertures dans le galetas.