Quand notre Père arrive, nous sommes tous trois en train de travailler dans la cuisine parce qu'il pleut dehors.
Père s'arrête devant la porte, les bras croisés, les jambes écartées. II demande:
– Où est ma femme?
Grand-Mère ricane:
– Tiens! Elle avait vraiment un mari.
Père dit:
– Oui, je suis le mari de votre fille. Et voici mes fils. Il nous regarde, il ajoute:
– Vous avez beaucoup grandi. Mais vous n'avez pas changé.
Grand-Mère dit:
– Ma fille, votre femme, m'avait confié les enfants.
Père dit:
– Elle aurait mieux fait de les confier à quelqu'un d'autre. Où est-elle? On m'a dit qu'elle est partie à l'étranger. Est-ce vrai?
Grand-Mère dit:
– C'est vieux, tout ça. Où étiez-vous jusqu'à maintenant?
Père dit:
– J'ai été prisonnier de guerre. Et maintenant je veux retrouver ma femme. N'essayez pas de me cacher quoi que ce soit, espèce de vieille sorcière.
Grand-Mère dit:
– J'aime beaucoup votre façon de me remercier de ce que j'ai fait pour vos enfants.
Père crie:
– Je m'en fous! Où est ma femme?
Grand-Mère dit:
– Vous vous en foutez? De vos enfants et de moi? Eh bien, je vais vous montrer où elle est, votre femme!
Grand-Mère sort dans le jardin, nous la suivons. Avec sa canne, elle montre le carré de fleurs que nous avons plantées sur la tombe de notre Mère:
– Voilà! Elle est là, votre femme. Sous la terre.
Père demande:
– Morte? De quoi? Quand?
Grand-Mère dit:
– Morte. D'un obus. Quelques jours avant la fin de la guerre.
Père dit:
– Il est interdit d'enterrer des gens n'importe où.
Grand-Mère dit:
– On l'a enterrée là où elle est morte. Et ce n'est pas n'importe où. C'est mon jardin. C'était aussi son jardin, quand elle était petite.
Père regarde les fleurs mouillées, il dit:
– Je veux la voir.
Grand-Mère dit:
– Vous ne devriez pas. Il ne faut pas déranger les morts.
Père dit:
– De toute façon, on doit l'enterrer dans un cimetière. C'est la loi. Apportez-moi une pelle.
Grand-Mère hausse les épaules.
– Apportez-lui une pelle.
Sous la pluie, nous regardons Père détruire notre petit jardin de fleurs, nous le regardons creuser. Il arrive aux couvertures, il les écarte. Un grand squelette est couché là, avec un tout petit squelette collé à sa poitrine.
Père demande:
– C'est quoi ça, cette chose sur elle?
Nous disons:
– C'est un bébé. Notre petite sœur.
Grand-Mère dit:
– Je vous avais bien dit de laisser les morts tranquilles. Venez vous laver à la cuisine.
Père ne répond pas. Il regarde les squelettes. Son visage est mouillé de transpiration, de larmes et de pluie. Il sort péniblement du trou et s'en va sans se retourner, les mains et les habits pleins de boue.
Nous demandons à Grand-Mère:
– Qu'est-ce qu'on fait?
Elle dit:
– Il faut refermer le trou. Qu'est-ce qu'on pourrait faire d'autre?
Nous disons.
– Allez au chaud, Grand-Mère. Nous nous occupons de tout ça.
Elle rentre.
A l'aide d'une couverture, nous transportons les squelettes dans le galetas, nous étalons les os sur de la paille pour les faire sécher. Ensuite nous descendons et nous comblons le trou où il n'y a plus personne.
Plus tard, pendant des mois, nous polissons, nous vernissons le crâne et les os de notre Mère et du bébé, puis nous reconstituons soigneusement les squelettes en attachant chaque os à de minces fils de fer. Quand notre travail est terminé, nous suspendons le squelette de notre Mère à une poutre du galetas et accrochons celui du bébé à son cou.