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La saleté

Chez nous, à la Grande Ville, notre Mère nous lavait souvent. Sous la douche ou dans la baignoire. Elle nous mettait des habits propres, elle nous coupait les ongles. Pour couper nos cheveux, elle nous accompagnait chez le coiffeur. Nous nous brossions les dents après chaque repas.

Chez Grand-Mère, il est impossible de se laver. Il n'y a pas de salle de bains, il n'y a même pas l'eau courante. Il faut aller pomper l'eau du puits dans la cour, et la porter dans un seau. Il n'y a pas de savon dans la maison, ni de dentifrice, ni de produit pour la lessive.

Tout est sale dans la cuisine. Le carrelage rouge, irrégulier, colle sous les pieds, la grande table colle sous les mains et sous les coudes. Le fourneau est complètement noir de graisse, les murs aussi tout autour à cause de la suie. Bien que Grand-Mère fasse la vaisselle, les assiettes, les cuillers, les couteaux ne sont jamais tout à fait propres, et les casseroles sont couvertes d'une épaisse couche de crasse. Les torchons sont grisâtres et sentent mauvais.

Au début, nous n'avons même pas envie de manger, surtout quand nous voyons comment Grand-Mèrè prépare les repas, sans se laver les mains et en se mouchant dans sa manche. Plus tard, nous n'y faisons plus attention.

Quand il fait chaud, nous allons nous baigner dans la rivière, nous nous lavons le visage et les dents au puits. Quand il fait froid, il est impossible de se laver complètement. Il n'existe aucun récipient assez grand dans la maison. Nos draps, nos couvertures, nos linges de bain ont disparu. Nous n'avons plus jamais revu le grand carton dans lequel notre Mère les a apportés.

Grand-Mère a tout vendu.

Nous devenons de plus en plus sales, nos habits aussi.

Nous prenons des habits propres dans nos valises sous le banc, mais bientôt il n'y a plus d'habits propres. Ceux que nous portons se déchirent, nos chaussures s'usent, se trouent. Quand c'est possible, nous marchons nu-pieds et ne portons qu'un caleçon ou un pantalon. La plante de nos pieds durcit, nous ne sentons plus les épines ni les pierres. Notre peau brunit, nos jambes et nos bras sont couverts d'écorchures, de coupures, de croûtes, de piqûres d'insecte. Nos ongles, jamais coupés, se cassent, nos cheveux, presque blancs à cause du soleil, nous arrivent aux épaules.

Les toilettes sont au fond du jardin. Il n'y a jamais de papier. Nous nous torchons avec les feuilles les plus grandes de certaines plantes.

Nous avons une odeur mêlée de fumier, de poisson, d'herbe, de champignon, de fumée, de lait, de fromage, de boue, de vase, de terre, de transpiration, d'urine, de moisissure.

Nous sentons mauvais comme Grand-Mère.

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