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Exercice de jeûne

Nous annonçons à Grand-Mère:

– Aujourd'hui et demain, nous ne mangerons pas. Nous boirons seulement de l'eau.

Elle hausse les épaules:

– Je m'en fous. Mais vous travaillerez comme d'habitude.

– Naturellement, Grand-Mère.

Le premier jour, elle tue un poulet et le rôtit au four.

A midi, elle nous appelle:

– Venez manger!

Nous allons à la cuisine, ça sent très bon. Nous avons un peu faim, mais pas trop. Nous regardons Grand-Mère découper le poulet.

Elle dit:

– Comme ça sent bon. Vous sentez comme ça sent bon? Vous voulez une cuisse chacun?

– Nous ne voulons rien, Grand-Mère.

– C'est dommage parce que c'est vraiment très bon.

Elle mange avec les mains, se léchant les doigts, les essuyant dans son tablier. Elle ronge et suce les os.

Elle dit:

– Très tendre, ce jeune poulet. Je ne peux rien imaginer de meilleur.

Nous disons:

– Grand-Mère, depuis que nous sommes chez vous, vous n'avez encore jamais cuit de poulet pour nous.

Elle dit:

– J'en ai cuit un aujourd'hui. Vous n'avez qu'à manger.

– Vous saviez que nous ne voulions rien manger aujourd'hui, ni demain.

– Ce n'est pas ma faute. C'est de nouveau une de vos conneries.

– C'est un de nos exercices. Pour nous habituer à supporter la faim.

– Alors, habituez-vous. Personne ne vous en empêche.

Nous sortons de la cuisine, nous allons faire des travaux dans le jardin. Vers la fin de la journée, nous avonsi vraiment très faim. Nous buvons beaucoup d'eau. Le soir, nous avons du mal à nous endormir. Nous rêvons de nourriture.

Le lendemain à midi, Grand-Mère finit le poulet. Nous la regardons manger dans une espèce de brouillard. Nous n'avons plus faim. Nous avons le vertige.

Le soir, Grand-Mère fait des crêpes à la confiture et au fromage blanc. Nous avons la nausée et des crampes d'estomac mais, une fois couchés, nous tombons dans un sommeil profond. Quand nous nous levons, Grand-Mère est déjà partie au marché. Nous voulons prendre notre petit déjeuner mais il n'y a rien à manger à la cuisine. Ni pain, ni lait, ni fromage. Grand-Mère a tout enfermé à la cave. Nous pourrions l'ouvrir, mais nous décidons de ne toucher à rien. Nous mangeons des tomates et des concombres crus avec du sel.

Grand-Mère revient du marché, elle dit:

– Vous n'avez pas fait votre travail ce matin.

– Vous auriez dû nous réveiller, Grand-Mère.

– Vous n'aviez qu'à vous réveiller tout seuls. Mais, exceptionnellement, je vous donne quand même à manger.

Elle nous fait une souper aux légumes avec les restes du marché, comme d'habitude. Nous mangeons peu. Après le repas, Grand-Mère dit:

– C'est un exercice stupide. Et mauvais pour la santé.

L a tombe de Grand-Père

Un jour, nous voyons Grand-Mère sortir de la maison; avec son arrosoir et ses outils de jardin. Mais au lieu d'aller dans sa vigne, elle prend une autre direction. Nous la suivons de loin pour savoir où elle va.

Elle entre dans le cimetière. Elle s'arrête devant une tombe, elle pose ses outils. Le cimetière est désert, il n'y a que Grand-Mère et nous.

En nous cachant derrière les buissons et les monuments funéraires, nous nous approchons de plus en plus. Grand-Mère a la vue basse et l'ouïe faible. Nous pouvons l'observer sans qu'elle s'en doute.

Elle arrache les mauvaises herbes de la tombe, creuse avec une pelle, ratisse la terre, plante des fleurs, va chercher de l'eau dans le puits, revient arroser la tombe.

Quand elle a fini son travail, elle range ses outils, puis s'agenouille devant la croix de bois, mais en s'asseyant sur ses talons. Elle joint ses mains sur son ventre comme pour dire une prière, mais nous entendons surtout des injures:

– Fumier… salopard… cochon… pourri… maudit…

Quand Grand-Mère s'en va, nous allons voir la tombe: elle est très bien entretenue. Nous regardons la croix: le nom qui est écrit dessus est celui de notre Grand-Mère, c'est aussi le nom de jeune fille de notre Mère. Le prénom est double avec un trait d'union et ces deux prénoms sont nos propres prénoms.

Sur la croix, il y a aussi des dates de naissance et de décès. Nous calculons que notre Grand-Père est mort à l'âge de quarante-quatre ans, il y a de cela vingt-trois ans.

Le soir, nous demandons à Grand-Mère:

– Il était comment, notre Grand-Père?

Elle dit:

– Comment? Quoi? Vous n'avez pas de Grand-Père.

– Mais nous en avions un autrefois.

– Non, jamais. Quand vous êtes nés, il était déjà mort. Alors vous n'avez jamais eu de Grand-Père.

Nous demandons:

– Pourquoi l'avez-vous empoisonné?

Elle demande:

– Qu'est-ce que c'est que ces histoires?

– Les gens racontent que vous avez empoisonné Grand-Père.

– Les gens racontent… les gens racontent… Laissez-les raconter.

– Vous ne l'avez pas empoisonné?

– Foutez-moi la paix, fils de chienne! Rien n'a été prouvé! Les gens racontent n'importe quoi.

Nous disons encore:

– Nous savons que vous n'aimiez pas Grand-Père. Alors pourquoi soignez-vous sa tombe?

– Justement pour ça! A cause de ce que les gens racontent. Pour qu'ils arrêtent de raconter et de raconter! Et comment savez-vous que je soigne sa tombe, hein? Vous m'avez espionnée, fils de chienne, vous m’avez encore espionnée! Que le diable vous emporte!

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