Nous sommes venus chercher notre linge propre à la cure. Nous mangeons des tartines avec la servante dans la cuisine. Nous entendons des cris venant de la rue. Nous posons nos tartines et nous sortons. Les gens se tiennent devant leurs portes; ils regardent dans la direction de la gare. Des enfants excités courent en criant:
– Ils arrivent! Ils arrivent!
Au tournant de la rue débouche une Jeep militaire avec des officiers étrangers. La Jeep roule lentement, suivie par des militaires portant leur fusil en bandoulière. Derrière eux, une sorte de troupeau humain. Des enfants comme nous. Des femmes comme notre mère. Des vieillards comme le cordonnier.
Ils sont deux cents ou trois cents qui avancent, encadrés par des soldats. Quelques femmes portent leurs petits enfants sur le dos, sur l'épaule, ou serrés contre leur poitrine. L'une d'entre elles tombe; des mains se saisissent de l'enfant et de la mère; l’on les porte car un soldat a déjà pointé son fusil.
Personne ne parle, personne ne pleure; les yeux sont fixés sur le sol. On entend seulement le bruit des souliers cloutés des soldats.
Juste devant nous, un bras maigre sort de la foule, une màin sale se tend, une voix demande:
– Du pain.
La servante, souriante, fait le geste d'offrir le reste de sa tartine; elle l'approche de la main tendue puis, avec un grand rire, elle ramène le morceau de pain à sa bouche, mord dedans et dit:
– Moi aussi, j'ai faim!
Un soldat qui a tout vu donne une tape sur les fesses de la servante; il lui pince la joue et elle lui fait des signes avec son mouchoir jusqu'à ce que nous ne voyions plus qu'un nuage de poussière dans le soleil couchant.
Nous retournons dans la maison. De la cuisine, nous voyons M. le curé agenouillé devant le grand crucifix de sa chambre.
La servante dit:
– Finissez vos tartines.
Nous disons:
– Nous n'avons plus faim.
Nous allons dans la chambre. Le curé se retourne.
– Voulez-vous prier avec moi, mes enfants?
– Nous ne prions jamais, vous le savez bien. Nous voulons comprendre.
– Vous ne pouvez pas comprendre. Vous êtes trop jeunes.
– Vous, vous n'êtes pas trop jeune. C'est pour cela que nous vous demandons: Qui sont ces gens? Où les emmène-t-on? Pourquoi?
Le curé se lève, vient vers nous. Il dit en fermant les yeux:
– Les Voies du Seigneur sont insondables.
Il ouvre les yeux, pose ses mains sur nos têtes:
– Il est regrettable que vous ayez été obligés d'assister à un tel spectacle. Vous tremblez de tous vos membres.
– Vous aussi, monsieur le curé.
– Oui, je suis vieux, je tremble.
– Et nous, nous avons froid. Nous sommes venus torse nu. Nous allons passer une des chemises que votre servante a lavées.
Nous allons dans la cuisine. La servante nous tend notre paquet de linge propre. Nous y prenons chacun une chemise. La servante dit:
– Vous êtes trop sensibles. Le mieux que vous puissiez faire, c'est d'oublier ce que vous avez vu.
– Nous n'oublions jamais rien.
Elle nous pousse vers la sortie:
– Allez, calmez-vous! Tout ça n'a rien à voir avec vous. Ça ne vous arrivera jamais, à vous. Ces gens-là ne sont que des bêtes.
L es pommes de Grand-Mère
De la cure, nous allons en courant jusqu'à la maison du cordonnier. Les carreaux de sa fenêtre sont brisés; la porte est enfoncée. A l'intérieur, tout est saccagé. Sur les murs sont écrits des mots orduriers.
Une vieille femme est assise sur un banc devant la maison voisine. Nous lui demandons:
– Le cordonnier est parti?
– Il y a longtemps, le pauvre homme.
– Il n'était pas parmi ceux qui ont traversé la ville aujourd'hui?
– Non, ceux d'aujourd'hui sont venus d'ailleurs. Dans des wagons à bestiaux. Lui, ils l'ont tué ici, dans son atelier, avec ses propres outils. N'ayez pas d'inquiétude. Dieu voit tout. Il reconnaîtra les Siens.
Quand nous arrivons à la maison, nous trouvons Grand-Mère couchée sur le dos, les jambes écartées, devant la porte du jardin, des pommes éparpillées tout autour d'elle.
Grand-Mère ne bouge pas. Son front saigne. Nous courons à la cuisine, nous mouillons un linge, nous prenons de l'eau-de-vie sur l'étagère. Nous posons le linge mouillé sur le front de Grand-Mère, nous lui versons de l'eau-de-vie dans la bouche. Au bout d'un certain temps, elle ouvre les yeux. Elle dit:
– Encore!
Nous lui versons encore de l'eau-de-vie dans la bouche.
Elle se soulève sur les coudes, se met à crier:
– Ramassez les pommes! Qu'est-ce que vous attendez pour ramasser les pommes, fils de chienne?
Nous ramassons les pommes dans la poussière de la route. Nous les posons dans son tablier.
Le linge est tombé du front de Grand-Mère. Le sang lui coule dans les yeux. Elle l'essuie avec un coin de son fichu.
Nous demandons:
– Avez-vous mal, Grand-Mère?
Elle ricane:
– Ce n'est pas un coup de crosse qui me tuera.
– Qu'est-ce qui s'est passé, Grand-Mère?
– Rien. J'étais en train de ramasser des pommes. Je suis venue devant la porte pour voir le cortège. Mon tablier m'a échappé; les pommes sont tombées, elles ont roulé sur la route. En plein dans le cortège. Ce n'est pas une raison pour se faire taper dessus.
– Qui vous a tapé dessus, Grand-Mère?
– Qui voulez-vous que ce soit? Vous n'êtes tout de même pas des imbéciles? Ils ont tapé aussi sur eux. Ils ont tapé dans le tas. Il y en a quand même quelques-uns qui ont pu en manger, de mes pommes!
Nous aidons Grand-Mère à se relever. Nous l'emmenons dans la maison. Elle commence à éplucher les pommes pour en faire de la compote, mais elle tombe, et nous la transportons sur son lit. Nous lui enlevons ses souliers. Son fichu glisse; un crâne complètement chauve apparaît. Nous lui remettons son fichu. Nous restons longtemps à côté de son lit, nous lui tenons les mains, nous surveillons sa respiration.