Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Les bijoux

Le soir même de l'arrivée de notre cousine, nous allons dormir dans le galetas. Nous prenons deux couvertures dans la chambre de l'officier et nous mettons du foin par terre. Avant de nous coucher, nous regardons par les trous. Chez l'officier il n'y a personne. Chez Grand-Mère il y a de la lumière, ce qui arrive rarement.

Grand-Mère a pris la lampe à pétrole de la cuisine et elle l'a suspendue au-dessus de sa coiffeuse. C'est un vieux meuble avec trois miroirs. Celui du centre est fixe, les deux autres sont mobiles. On peut les bouger pour se voir de profil.

Grand-Mère est assise devant la coiffeuse, elle se regarde dans le miroir. Au sommet de sa tête, sur son fichu noir, elle a posé une chose brillante. A son cou pendent plusieurs colliers, ses bras sont chargés de bracelets, ses doigts de bagues. Elle se contemple en parlant toute seule:

– Riche, riche. C'est facile d'être belle avec tout ça. Facile. La roue tourne. Ils sont à moi, maintenant, les bijoux. A moi. Ce n'est que justice. Ça brille, ça brille.

Plus tard, elle dit:

– Et s'ils reviennent? S'ils me les réclament? Une fois le danger passé, ils oublient. La reconnaissance, ils ne savent pas ce que c'est. Ils promettent monts et merveilles, et ensuite… Non, non, ils sont déjà morts. Le vieux monsieur va mourir aussi. Il a dit que je pouvais tout garder… Mais la petite… Elle a tout vu, tout entendu. Elle voudra me les reprendre. C'est sûr. Après la guerre, elle les réclamera. Mais je ne veux pas, je ne peux pas les rendre. Ils sont à moi. Pour toujours.

«Il faut qu'elle meure, elle aussi. Comme ça, pas de preuve. Ni vu ni connu. Oui, elle va mourir, la petite. Il lui arrivera un accident. Juste avant la fin de la guerre. Oui, c'est un accident qu'il faut. Pas le poison. Pas cette fois. Un accident. Noyade dans la rivière. Tenir sa tête sous l'eau. Difficile. La pousser dans l'escalier de la cave. Pas assez haut. Le poison. Il n'y a que le poison. Quelque chose de lent. Bien dosé. Une maladie qui la ronge doucement, pendant des mois. Il n'y a pas de médecin. Beaucoup de gens meurent comme ça, faute de soins, pendant la guerre.

Grand-Mère lève le poing, menace son image dans le miroir:

– Vous ne pourrez rien contre moi! Rien!

Elle ricane. Elle enlève les bijoux, les met dans un sac de toile et enfouit le sac dans sa paillasse. Elle se couche, nous aussi.

Le lendemain matin, quand notre cousine est sortie de la cuisine, nous disons à Grand-Mère:

– Grand-Mère, nous voulons vous dire quelque chose.

– Qu'est-ce qu'il y a encore?

– Ecoutez bien, Grand-Mère. Nous avons promis au vieux monsieur de veiller sur notre cousine. Alors, il ne lui arrivera rien, ni accident ni maladie. Rien. Et à nous non plus.

Nous lui montrons une enveloppe fermée:

– Ici, tout est écrit. Nous allons donner cette lettre à M.le curé. S'il arrive quoi que ce soit à l'un de nous trois, le curé ouvrira la lettre. Avez-vous bien compris, Grand-Mère?

Grand-Mère nous regarde, les yeux presque fermés.

Elle respire très fort. Elle dit très bas:

– Fils de chienne, de putain et du diable! Maudit soit le jour où vous êtes nés!

L'après-midi, quand Grand-Mère part travailler dans sa vigne, nous fouillons sa paillasse. Il n'y a rien dedans.

41
{"b":"88739","o":1}