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L'incendie

Depuis plusieurs jours, nous ne voyons plus la voisine dans son jardin. Nous ne rencontrons plus Bec-de-Lièvre. Nous allons voir.

La porte de la masure est ouverte. Nous entrons. Les fenêtres sont petites. Il fait sombre dans la pièce, pourtant le soleil brille dehors.

Quand nos yeux s'habituent à la pénombre, nous distinguons la voisine, couchée sur la table de cuisine. Ses jambes pendent, ses bras sont posés sur son visage. Elle ne bouge pas.

Bec-de-Lièvre est couchée sur le lit. Elle est nue. Entre ses jambes écartées il y a une flaque séchée de sang et de sperme. Les cils collés pour toujours, les lèvres retroussées sur des dents noires dans un sourire éternel, Bec-de-Lièvre est morte.

La voisine dit:

– Allez-vous-en.

Nous nous approchons d'elle, nous demandons:

– Vous n'êtes pas sourde?

– Non. Je ne suis pas aveugle non plus. Allez-vous-en.

Nous disons:

– Nous voulons vous aider.

Elle dit:

– Je n'ai pas besoin d'aide. Je n'ai besoin de rien. Allez-vous-en.

Nous demandons:

– Qu'est-ce qui s'est passé ici?

– Vous le voyez bien. Elle est morte, n'est-ce pas?

– Oui. C'était les nouveaux étrangers?

– Oui. C'est elle qui les a appelés. Elle est sortie sur la route, elle leur a fait signe de venir. Ils étaient douze ou quinze. Et pendant qu'ils lui passaient dessus, elle n'arrêtait pas de crier: «Comme je suis contente, comme je suis contente! Venez tous, venez, encore un, encore un autre!» Elle est morte heureuse, baisée à mort. Mais moi, je ne suis pas morte! Je suis restée couchée là, sans manger, sans boire, je ne sais depuis combien de temps. Et la mort ne vient pas. Quand on l'appelle, elle ne vient jamais. Elle s'amuse à nous tor turer. Je l'appelle depuis des années et elle m'ignore.

Nous demandons:

– Vous désirez vraiment mourir?

– Qu'est-ce que je pourrais désirer d'autre? Si vous voulez faire quelque chose pour moi, mettez donc le feu à la maison. Je ne veux pas qu'on nous trouve comme ça.

Nous disons:

– Mais vous allez atrocement souffrir.

– Ne vous occupez pas de ça. Mettez le feu, c'est tout, si vous en êtes capables

– Oui, madame, nous en sommes capables. Vous pouvez compter sur nous..

Nous lui tranchons la gorge d'un coup de rasoir, puis nous allons pomper l'essence d'un véhicule de l'armée. Nous arrosons d'essence les deux corps et les murs de la masure. Nous y mettons le feu et nous rentrons.

Le matin, Grand-Mère nous dit:

– La maison de la voisine a brûlé. Elles y sont restées, sa fille et elle. La fille a dû oublier quelque chose sur le feu, folle qu'elle est.

Nous y retournons pour prendre les poules et les lapins, mais d'autres voisins les ont déjà pris pendant la nuit.

L a fin de la guerre

Pendant des semaines, nous voyons défiler devant la maison de Grand-Mère l'armée victorieuse des nouveaux étrangers qu'on appelle maintenant l'armée des Libérateurs.

Les tanks, les canons, les chars, les camions traversent la frontière jour et nuit. Le front s'éloigne de plus en plus à l'intérieur du pays voisin.

En sens inverse, arrive un autre défilé: les prisonniers de guerre, les vaincus. Parmi eux, beaucoup d'hommes de notre pays. Ils portent encore leur uniforme, mais ils n'ont plus d'armes, ni de galons. Ils marchent à pied, tête baissée, jusqu'à la gare où on les embarque dans des wagons. Pour où et pour combien de temps, personne ne le sait.

Grand-Mère dit qu'on les emmène très loin, dans un pays froid et inhabité où on les obligera à travailler si dur qu'aucun d'entre eux ne reviendra. Ils mourront tous de froid, de fatigue, de faim et de toutes sortes de maladies.

Un mois après que notre pays a été libéré, c'est partout la fin de la guerre, et les Libérateurs s'installent chez nous, pour toujours, dit-on. Alors nous demandons à Grand-Mère de nous apprendre leur langue. Elle dit:

– Comment voulez-vous que je vous l'apprenne? Je ne suis pas un professeur.

Nous disons:

– C'est simple, Grand-Mère. Vous n'avez qu'à nous parler dans cette langue toute la journée et nous finirons par la comprendre.

Bientôt nous en savons assez pour servir d'interprètes entre les habitants et les Libérateurs. Nous en profitons pour faire du commerce avec des produits que l'armée possède en abondance: cigarettes, tabac, chocolat, que nous échangeons contre ce que possèdent les civils: du vin, de l'eau-de-vie, des fruits.

L'argent n'a plus de valeur; tout le monde fait du troc.

Les filles couchent avec les soldats en échange de bas de soie, de bijoux, de parfums, de montres et d'autres objets que les militaires ont pris dans les villes qu'ils ont traversées.

Grand-Mère ne va plus au marché avec sa brouette. Ce sont les dames bien habillées qui viennent chez Grand-Mère pour la supplier d'échanger un poulet ou un saucisson contre une bague ou des boucles d'oreilles.

On distribue des tickets de rationnement. Les gens font la queue devant la boucherie et la boulangerie dès quatre heures du matin. Les autres magasins restent fermés, faute de marchandises.

Tout le monde manque de tout.

Grand-Mère et nous, nous ne manquons de rien. Plus tard, nous avons de nouveau une armée et un gouvernement à nous, mais ce sont nos Libérateurs qui dirigent notre armée et notre gouvernement. Leur drapeau flotte sur tous les édifices publics. La photo de leur chef est exposée partout. Ils nous apprennent leurs chansons, leurs danses, ils nous montrent leurs films dans nos cinémas. Dans les écoles, la langue de nos Libérateurs est obligatoire, les autres langues étrangères sont interdites.

Contre nos Libérateurs ou contre notre nouveau gouvernement, aucune critique, aucune plaisanterie n'est permise. Sur une simple dénonciation, on jette en prison n'importe qui, sans procès, sans jugement. Des hommes et des femmes disparaissent sans que l'on sache pourquoi, et leurs familles n'auront plus jamais de leurs nouvelles.

La frontière est reconstruite. Elle est maintenant infranchissable.

Notre pays est entouré de fils de fer barbelés; nous sommes totalement coupés du reste du monde.

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