– Merci, monsieur de Pardaillan, quand je vous tiendrai prisonnier, je tâcherai d’avoir aussi du bon vin à vous offrir avant de vous passer par les armes.
Et Maineville se mit à fredonner une chanson guisarde. Bussi-Leclerc, assombri par sa défaite, désespéré d’avoir trouvé un maître, refusa de boire et, farouche, tourna vers le chevalier des yeux pleins de larmes de rage, en disant:
– Hâtez-vous de nous occire, monsieur, car tout à l’heure vous allez être assailli par plus de mille hommes d’armes de la Ligue. Vous serez pris. Et je vous jure que je ne vous ferai pas grâce.
– Eh bien, moi, je vous fais grâce tout de même, dit Pardaillan.
– Je crois, cher ami, qu’il est temps de nous en aller, dit à ce moment Charles d’Angoulême qui venait de s’approcher de la fenêtre. Voyez…
Pardaillan alla voir. Aux lueurs de l’aube naissante, il aperçut au pied de la butte une troupe qui se déployait en ordre d’assaut. C’était une longue ligne d’arquebusiers flanquée à gauche et à droite par un double rang d’archers. Au loin, par la porte Saint-Honoré, arrivaient des bandes de bourgeois, la pertuisane au poing, qui hurlaient:
– Mort aux huguenots! Vive la Ligue!…
Le bruit s’était en effet répandu dans la nuit que M. de Guise avait découvert un complot de huguenots et que les misérables parpaillots avaient pu fuir et s’enfermer dans le moulin de Saint-Roch, où le duc en personne se préparait à les enfumer. Guise, furieux de ce zèle qui lui inspirait de vives inquiétudes pour les précieux sacs, dut cependant faire bon visage et accueillir les volontaires, chacun voulant participer à l’assaut du moulin.
Il résulta de l’ensemble de ces circonstances qu’au soleil levant, il y avait autour de la butte quatre ou cinq mille hommes tant de troupes régulières que de bourgeois belliqueux sans compter une foule de populaire accouru pour voir la bataille. Un grand bruit d’armes entrechoquées et de murmures indistincts montait de cette armée.
– Diable! fit Pardaillan, il est temps en effet de nous en aller; mais je crois bien que pour le moment, c’est plus facile à dire qu’à faire.
– Cependant, observa doucement Charles, nous devions ce matin aller voir la bohémienne; vous me l’avez promis, Pardaillan. Il faut nous en aller.
Le chevalier regarda le jeune duc avec admiration et non sans remords.
– Pauvre petit! murmura-t-il.
– Trop tard! reprit Charles. Trop tard! Les voici qui montent de toutes parts!
– Bah! nous nous en irons quand même, fit Pardaillan. Mais quels cris assourdissants!… Holà, maître Picouic, au travail! Chargez sur votre dos M. de Maineville, moi je prends M. Bussi-Leclerc, qui est le plus lourd et qui sera flatté de m’avoir pour monture…
Des clameurs terribles s’élevaient maintenant de l’armée assiégeante qui se mettait en mouvement. Et cela formait autour de la butte comme un vaste cercle, qui montait, pareil à une marée d’acier, au milieu de laquelle le moulin n’était plus qu’une île. À mi-côte, les assiégeants s’arrêtèrent. Ils attendaient la décharge des assiégés et s’étonnaient de leur silence.
– Ils préparent quelque méchant coup, dit Guise à Maurevert. Mais où est Maineville? Où est Bussi?…
– Ils auront choisi quelque poste de combat, à leur idée.
Mais leurs voix furent couvertes par les cris des ligueurs qui piétinaient, tendaient le poing au moulin, vociféraient toutes les insultes qui avaient cours contre les parpaillots. Au loin, la foule augmentait. Il y avait du monde sur les remparts. Dans Paris, des cloches se mettaient à sonner le tocsin. Dans toutes les maisons, les bourgeois endossaient en hâte leurs casaques et leurs cottes de fer. Les capitaines de quartier couraient pour rassembler leurs hommes. Là-bas, autour de la butte, l’armée rugissait, indécise, attendant pour se ruer à l’assaut que l’ennemi eût fait feu le premier, ce qui était non pas de la générosité, mais simple tactique pour monter en sûreté, à cause du temps qu’il fallait pour recharger les arquebuses.
Et pendant ce temps, celui qui était la cause de tout ce tumulte, enfermé dans le moulin avec ses deux compagnons, se préparait froidement à quelque défense désespérée, puisqu’il lui était prouvé que toute issue était fermée. Picouic était de mauvaise humeur et regrettait de n’avoir pas suivi Croasse. Charles, avec son charmant sourire, invoquait le nom de Violetta et murmurait:
– Puisqu’elle est perdue pour moi, la vie est sans charme: autant mourir ici qu’ailleurs, et maintenant que dans vingt ans…
– Mourir, mourir! grommela Pardaillan. Vous verrez que ce n’est pas peut-être aussi commode que vous pensez. Moi, j’ai essayé cent fois, je n’ai pas encore réussi…
Sous sa moustache hérissée, il avait ce sourire tendre et narquois, sceptique et étincelant, ironique et terrible qui, en certaines occasions, lui donnait une si spéciale physionomie. Sans hâte, il avait pratiqué des ouvertures à travers les planches mal jointes du moulin. Et toutes les arquebuses, il les avait calées, elles étaient toutes braquées et il n’y avait qu’à y mettre le feu… Après quoi, il y avait encore les pistolets. Quand il eut ainsi rangé son artillerie, Pardaillan se recula en plissant les yeux comme pour admirer un beau tableau, et il eut un rire silencieux.
Au-dehors, au moment où le soleil se levait, Guise donna tout à coup le signal de l’assaut. Il eut bien voulu d’abord renvoyer tout ce monde, mais Guise était prisonnier de sa popularité. Au risque, donc, de perdre dans la bagarre un ou deux des sacs de Sixte Quint, il se résolut à entrer dans le moulin. Au signal qu’il donna en levant son épée, une immense clameur retentit, et l’armée se mit en marche de toutes parts; mais presque au même instant, il y eut un arrêt général, et un grand silence tomba tout à coup sur la butte et la plaine, un silence de stupeur, devant un spectacle extraordinaire que chacun put voir:
Trois hommes sortant du moulin en portaient un quatrième solidement garrotté. Et en un instant, cet homme ficelé fut attaché à l’extrémité d’une des ailes du moulin…
– C’est Maineville! rugit Guise effaré, hébété de stupeur.
Déjà les trois assiégés avaient saisi un deuxième personnage également garrotté et, avec la même rapidité, ramenaient vers le sol l’aile opposée et y attachait l’infortuné.
– Bussi-Leclerc! exclama Maurevert.
– Feu! Feu sur ces démons! hurla Guise.
Cent arquebuses partirent à la fois; la pétarade se continua quelques minutes au risque d’atteindre les deux malheureux accrochés chacun à son aile de moulin! Et lorsque l’opaque fumée se fut dissipée, on vit Pardaillan qui, sur la dernière marche de l’échelle, saluait d’un large coup de chapeau, puis rentrait dans le moulin et rejetait l’échelle à terre d’un coup de talon… Au même instant, les ailes du moulin se mirent à tourner!…
– À moi! vociférait Maineville épouvanté de se sentir entraîné dans cette ronde exorbitante dans les airs.
– Au secours! rugissait Bussi-Leclerc.
Les deux malheureux tantôt en haut, tantôt en bas, tantôt la tête au ciel, tantôt renversée vers le sol, suivaient l’orbite implacable tracée par les ailes du moulin, haletants, frénétiques de terreur, entraînés dans une sorte de rêve fantastique!…
– En avant! En avant! hurla Guise fou furieux de rage devant l’extravagant spectacle de ses deux meilleurs serviteurs cloués à cet étrange pilori qui tourbillonnait dans l’air.
Une violente décharge partit du moulin. C’étaient les dix ou douze arquebuses de Pardaillan qui faisaient feu. Mais l’élan était donné… moins de deux minutes plus tard, au milieu d’effroyables hurlements, le logis du meunier était envahi… Pardaillan, Charles et Picouic déchargèrent les pistolets… Maintenant, autour du moulin, une foule énorme grouillait.
– À moi! à moi! râlaient Maineville et Bussi, entraînés toujours dans la ronde infernale des ailes du moulin.
– Tue! tue! vociféraient les arquebusiers, les bourgeois et les archers mêlés dans une cohue terrible dans le logis du meunier.
Et la stupeur tournait au délire. Dans ce logis, il n’y avait personne! L’escalier qui conduisait au moulin fut aperçu. En un instant, vingt, cinquante, cent hommes d’armes se ruèrent et atteignirent l’étage supérieur du moulin.
Personne!…
Les trois assiégés étaient descendus à l’étage inférieur, Picouic armé des deux derniers pistolets, Pardaillan et Charles l’épée à la main. Autour d’eux, au-dessus d’eux, c’était le déchaînement d’un effroyable tumulte fait de mille jurons, des cris frénétiques, des hurlements de ces gens qui croyaient donner l’assaut à toute une petite armée solidement installée dans une forteresse, et ne trouvaient personne, rien!… et se heurtaient, se blessaient, s’injuriaient les uns les autres.
Pardaillan, parvenu tout en bas, souleva deux ou trois planches de cône sur lequel était bâti le moulin, et montra le chemin à ses deux compagnons qui s’y glissèrent… C’était le dernier refuge!… Il allait falloir mourir là, en vendant sa vie le plus chèrement!… Pardaillan, le dernier, se glissa dans le trou, et rajusta les planches tant bien que mal au-dessus de sa tête.