Jean Leclerc, maître d’armes, créé par Guise gouverneur de la Bastille, était une sorte de bravo qui se vantait de n’avoir pas eu un seul duel qui n’eût été suivi de mort d’homme. À son nom de Leclerc, il avait ajouté celui de Bussi, en mémoire du fameux Bussi d’Amboise si misérablement assassiné par les mignons d’Henri III.
En somme, ces quatre hommes composaient le conseil secret d’Henri de Guise.
Guise, en marchant vers le moulin pour s’emparer des millions que Sixte Quint avait fait venir pour lui et qu’il lui refusait maintenant, frémissait d’espoir. Avec cette énorme somme, il pourrait fausser la parole donnée à Catherine de Médicis de ne rien tenter de violent contre Henri III. Il pourrait acheter les conseillers du Parlement qui lui tenaient tête. Il pourrait payer les arriérés de solde des deux ou trois régiments qui n’obéissaient plus qu’en grommelant. Il pourrait lever une armée, tenir la campagne, chasser Henri de Béarn jusque dans ses montagnes, capturer Henri III, le déposer et se faire couronner: enfin, c’était la reprise du plan large, vaste, énergique, échafaudé par la Fausta!…
Le duc de Guise, en montant au moulin, marchait donc réellement à la conquête de ce trône, objet de ses convoitises depuis vingt ans. Une sourde fureur l’animait contre ce pape Sixte dont il avait reçu l’envoyé venant lui annoncer que Sa Sainteté, épuisée par des pertes d’argent, était dans l’impossibilité de le secourir… Moins de deux heures après cet envoyé, qui avait prétendu venir de Rome en ligne directe, Guise avait reçu la lettre de la princesse Fausta lui disant que l’argent était là!… Maineville, envoyé pour s’assurer du fait, revenait bientôt le confirmer!… Et Guise, dévoré de rage et d’impatience, se perdait en suppositions sur les causes de cette brusque défection du pape… Car enfin, si l’argent était là, c’est pour lui qu’il était venu!…
– Eh bien, avait-il conclu, il n’y a qu’à prendre ce qu’on me refuse!… Et malheur à Sixte si un jour il me tombe sous la main!
L’expédition avait aussitôt été résolue; le plan était d’une belle simplicité: marcher au moulin avec une troupe peu nombreuse pour ne pas donner l’éveil, tuer tout ce qu’on trouverait dans le moulin, charger les sacs sur une charrette et emporter le butin à l’hôtel de Guise.
Picouic et Croasse aperçurent la petite troupe qui s’avançait en bon ordre.
– Rentrons au moulin, maintenant, dit Picouic.
– Mais, objecta Croasse en jetant un regard terrifié sur les assaillants qui approchaient, ne vaudrait-il pas mieux laisser passer ces gens? Nous continuerions à les surveiller par-derrière…
– Et si on se bat, ce qui va sans doute arriver, que ferions-nous, Croasse?
– Eh bien, nous surveillerions la bataille, de loin. Monsieur le chevalier nous a envoyés pour surveiller.
– Croasse, tu me fais honte. Allons, courons prévenir que l’ennemi arrive…
Picouic s’élança, Croasse l’imita. Mais au bout de quelques pas, il buta – ou fit semblant – et tomba sur les genoux. Picouic continua seul son chemin en courant. Alors Croasse se releva et se remit à descendre à toutes jambes vers la chapelle Saint-Roch. Mais à ce moment la troupe signalée était sur le point d’atteindre elle-même cette chapelle. Croasse entendit les pas pesants des hommes d’armes cuirassés et casqués de fer. Il frémit et se vit perdu.
Mais au moment où la troupe de Guise commençait à tourner la chapelle pour s’engager dans le sentier où était assis Croasse, un dernier instinct de défense le galvanisa; il se releva, bondit et se hissant sur une borne, put atteindre, grâce à ses longs bras, la fenêtre qui éclairait le chœur de la chapelle. D’un coup de coude, il défonça les vitraux et, bientôt, il se laissa glisser à l’intérieur. La troupe conduite par Maineville passa.
Tout autre que Croasse eût jugé que le danger était passé en même temps. Mais si Croasse ne brillait pas en général par l’imagination, à cette minute cette imagination surexcitée par la peur enfanta des incidents: il entendit des chuchotements autour de la chapelle, bien qu’il n’y eût personne. De toute évidence, on l’avait vu, et la troupe entière, changeant de destination et de tactique, se préparait à donner l’assaut à la chapelle.
Croasse chercha, éperdu, un trou de souris où se fourrer, et parcourut la chapelle dans l’obscurité, se heurtant aux bancs, aux sièges, qui dès lors devinrent des ennemis; la chapelle avait été envahie, toute une armée aux trousses du seul Croasse… Il sentit son épouvante se décupler, et cette épouvante dépassant les limites, il devint brave, empoigna une chaise et se défendit. Alors ce fut une bataille extravagante du gigantesque Croasse contre des ennemis absents. La chaise au bout de ses longs bras faisait de terribles moulinets.
– Encore un par terre! hurlait-il. Lâches! Cent contre un!… Vlan! un autre qui tombe! À moi! Au secours!… Grâce, messieurs! au meurtre, au truand!…
Croasse, dans cette lutte fantastique contre rien, reculait. Soudain, il tomba tout de son long; au même instant, une décharge d’arquebuses éclata au loin. Le bruit de l’arquebusade lointaine continua à surexciter sa terreur; il se cramponna à un anneau de fer que ses mains rencontrèrent, et il s’arc-bouta à cet anneau comme un noyé s’accroche au fétu de bois. Or, à force de s’arc-bouter et dans les mouvements spasmodiques de sa frayeur, Croasse constata tout à coup que la dalle à laquelle était scellé l’anneau se soulevait.
Alors, avec la force de la panique, il acheva de soulever cette dalle; un trou béait; toujours convaincu qu’il avait des légions à ses trousses, affolé par le bruit de l’arquebusade, Croasse s’engouffra dans ce trou; jamais lièvre ne se terra avec autant de précipitation; ses pieds touchèrent les marches d’un escalier de pierre et, sans même songer à replacer la dalle pour protéger sa fuite, il descendit en hurlant ses appels et ses cris de miséricorde.
Une sorte de long boyau s’ouvrait devant lui. Il se précipita. L’obscurité était profonde, absolue. Où aboutissait ce souterrain? Savait-il seulement qu’il se trouvait dans un souterrain?… Croasse courut à perdre haleine et le bruit de ses pas répercutés lui prouva que les ennemis acharnés continuaient à le poursuivre. Soudain son front heurta contre quelque obstacle. Croasse eut la sensation d’avoir reçu sur le crâne un coup de masse d’armes. Il tomba et, s’abandonnant à son triste sort, s’évanouit…
Pendant cette mémorable bataille de Croasse dans la chapelle, Picouic avait continué sa course, et ce ne fut qu’en arrivant au moulin qu’il s’aperçut de la disparition de son compagnon.
– Le lâche a fui! Ah! Croasse, tu nous déshonores!…
Et comme Picouic ne voulait pas être déshonoré, il raconta à Pardaillan que Croasse s’était embusqué au pied du sentier pour tenter une diversion.
– Je fusse bien resté près de lui pour le soutenir, ajouta-t-il, mais il fallait vous prévenir de l’arrivée de l’ennemi.
Pardaillan fut convaincu que Picouic avait eu peur et que Croasse était pétri de bravoure. Le chevalier prit aussitôt ses dispositions et rassembla tout son monde dans la grande salle: c’est-à-dire le meunier, trois garçons meuniers, dix muletiers, ce qui, en comprenant le duc d’Angoulême et Picouic et lui-même, portait à dix-sept le nombre des défenseurs du moulin. Quant aux deux ou trois femmes du moulin, elles s’étaient renfermées dans une salle donnant sur les champs.
M. Peretti suivait de l’œil toutes les évolutions du chevalier. Une dernière hésitation se lisait sur le visage du vieillard. La nouvelle de l’approche de cette bande armée signalée par Picouic l’avait fait pâlir. Mais cette pâleur n’était nullement provoquée par la frayeur.
Pardaillan venait de faire sortir sa troupe. On entendait les pas des hommes de Guise qui montaient le sentier. Bientôt, on distingua leurs ombres confuses.
«Ce jeune homme est-il un traître? réfléchissait M. Peretti. Ce Pardaillan est-il un envoyé de Guise?… Je vais le savoir dans un instant… Ma destinée et celle du royaume de France sont dans les mains de cet inconnu… Si c’est un traître, mes millions sont à Guise… Guise est roi… et moi… prisonnier, peut-être!… Quelle aventure! En quels temps vivons-nous, Seigneur!… Par le sang du Christ, nous verrons bien!… Le vieux gardeur de pourceaux a plus d’un tour dans son sac!…»
Pensif, il alla s’accouder contre les vitraux de la fenêtre, et assombri par ses soupçons, examina dans la nuit les dispositions prises par le chevalier de Pardaillan. Toutes les lumières avaient été éteintes…
– Dans un instant, je saurai! murmura M. Peretti. Voyons… si ce Pardaillan me trahit, si Guise entre ici, que lui dirai-je… Je lui dirai…
Une violente détonation éclata soudain, l’éclair de la décharge illumina la nuit, et dans le sentier, on entendit le hurlement des blessés, la retraite précipitée des survivants…
– Ils en tiennent! dit paisiblement le chevalier. Rechargez vos armes sans hâte… Ils vont en avoir pour une demi-heure à se concerter et à revenir de leur surprise.
M. Peretti entendit ces mots, et son visage s’éclaira d’un rapide sourire, comme la nuit s’était éclairée de la décharge des arquebuses et des pistolets.
– Ce n’est pas un traître, fit M. Peretti. Décidément M. de Guise n’aura pas mon argent. Le Béarnais sera roi!… Que n’est-il ici, au lieu d’être à La Rochelle?…