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– Pauvre fille! répéta Loïson.

Saïzuma se tut.

– Encore! demanda une autre ribaude. Qu’arriva-t-il ensuite?…

Mais peut-être y avait-il eu une brusque saute de direction dans l’esprit de Saïzuma. D’une voix changée, emphatique et théâtrale, elle s’écria:

– À force de regarder en moi-même au fond du cachot j’ai appris à regarder dans l’âme des autres. Seigneurs et hautes dames, la bohémienne sait tout, voit tout, et l’avenir pour elle n’a pas de voiles. Qui veut connaître son avenir? Qui veut la bonne aventure dite par l’illustre bohémienne Saïzuma?…

Ces dernières paroles lui avaient sans doute été apprises par Belgodère, car elle les débitait comme une leçon.

– Approchez, dames et seigneurs, continua-t-elle sur le même ton.

– Moi, moi! cria une ribaude qui tendit sa main dans un geste de résolution et de crainte.

– Tu vivras longtemps, dit Saïzuma, mais tu ne seras jamais ni riche, ni heureuse.

– Malédiction! gronda la ribaude. Madame la bohémienne, ne pourriez-vous me donner quelque richesse en échange de quelques ans de vie?

Mais déjà Loïson tendait sa main sur laquelle Saïzuma jetait un coup d’œil.

– Prends garde à celui que tu aimes, dit-elle, il te fera du mal.

– Bon! grogna le Rougeaud, ce sera pain bénit.

Successivement, plusieurs ribaudes et quelques truands connurent en frémissant l’avenir révélé par la bohémienne. Elle disait à chacun son fait en une phrase brève… peut-être selon l’inspiration du moment, au hasard.

– Bientôt, dit-elle à un truand, tu porteras autour du cou une cravate de chanvre.

Et le truand devint livide en murmurant:

– Mon père et mes frères sont morts ainsi. Je sais bien que ce sera bientôt mon tour.

Le Rougeaud, lui aussi, tendit sa main.

– Ton sang va couler, dit Saïzuma. Prends garde à une épée plus subtile que ta dague.

– Bah! tu mens, sorcière! Ou tu te trompes. Lis donc mieux.

– J’ai dit! fit Saïzuma.

– Et tu prétends qu’il y a dans Paris une épée plus subtile que ma dague? gronda le truand en abattant son poing sur la table qui trembla.

– Ton sang va couler, te dis-je!…

Le Rougeaud avait peut-être bu plus que de raison. Ou peut-être, sous ses airs, était-il plus vivement frappé par la prophétie. Il pâlit soudain et poussa un juron. Puis son visage s’enflamma. Il se leva, saisit la bohémienne par le bras et gronda:

– Sorcière de malheur, si tu ne conjures à l’instant le mauvais sort, si tu ne déclares que tu as menti, c’est ton sang à toi qui va couler, et tu ne porteras plus malheur à personne!

Alors, il y eut un grand tumulte dans le cabaret. Ce Rougeaud était parmi ces gens une façon de terreur. On le redoutait pour sa sauvage violence, et nul n’eût osé lui tenir tête dans aucune truanderie. C’était une bestiale physionomie. En ce moment, il était convaincu que la bohémienne lui jetait un mauvais sort. Il l’avait violemment saisie au bras. Saïzuma, raide, immobile, ne fit pas un geste de défense.

– Déclare que tu as menti! rugit le truand, tandis que les ribaudes s’écartaient épouvantées.

– J’ai dit! répéta Saïzuma de sa voix morne.

Le Rougeaud leva le poing.

Au moment où ce poing, véritable massue, allait s’abattre sur la tête de la bohémienne, le truand sentit une main rude tomber sur son épaule. Il chancela et se retourna avec un furieux grognement.

– Ah! ah! fit-il en ricanant, l’amoureux de Loïse!…

Ce mot dont le truand ne pouvait soupçonner le sens profond, répercuté dans l’âme du chevalier, fit pâlir Pardaillan, qui demeura un instant suffoqué, et dont la main crispée à l’épaule du Rougeaud retomba alors.

– Eh! Loïson! cria le truand, voici ton amoureux qui t’abandonne pour la bohémienne!

Pardaillan haussa les épaules, prit Saïzuma par la main et la conduisit à la place qu’il venait de quitter. Le Rougeaud fut tellement stupéfait de cet acte d’audace qu’il en resta cloué sur place pendant une longue minute. Le Rougeaud était le roi de cet antre qui s’appelait l’Auberge de l’Espérance . Il y régnait en despote. Quand il avait parlé, les autres clients n’avaient qu’à obéir. Il se fit donc un grand silence dans la salle; les truands attendirent ce qui allait se passer, prêts d’ailleurs à se ruer au secours de leur chef si besoin était. Les ribaudes regardèrent Pardaillan avec compassion. Loïson pâlit. Le chevalier s’était assis près de Saïzuma et, paisible, sans daigner se préoccuper de l’orage qui s’amassait sur sa tête:

– Madame, dit-il, vous plairait-il de me dire, à moi aussi, ma bonne aventure?

– Madame! fit sourdement Saïzuma qui tressaillit. Quand m’a-t-on appelé ainsi?… Oh! il y a longtemps, bien longtemps…

– Il ne me plaît pas, à moi, que la bohémienne vous dise la bonne aventure, gronda le Rougeaud en s’avançant alors.

Pardaillan redressa lentement la tête, toisa le truand et dit:

– Voulez-vous un bon conseil, l’ami?…

– Je ne veux pas de conseil. Je ne veux rien de vous. Que faites-vous ici? Messieurs de la gentilhommerie n’ont pas le droit d’entrer dans ce cabaret, si ce n’est avec ma permission. Sortez donc à l’instant.

Le calme relatif de Rougeaud fit frissonner l’assemblée, car ce calme dénonçait chez lui la rage portée à son paroxysme.

– Et si je ne sors pas, demanda Pardaillan avec un mince sourire, tandis que son regard commençait à pétiller.

– Alors c’est moi qui vais vous porter dehors! rugit le truand.

En même temps ses deux poings velus se levèrent. Saïzuma demeura immobile. Loïson poussa un grand cri. Mais à l’instant même, un grondement de stupeur courut parmi les truands qui se levèrent dans un grand tumulte.

Les poings du Rougeaud n’avaient pas eu le temps de s’abattre… Pardaillan s’était vivement levé. Ses deux poings, à lui, se détendant comme deux catapultes, avaient frappé le truand en pleine poitrine… Et ce geste avait été si rapide, si sobre, si foudroyant qu’on put seulement voir le truand chanceler sur sa base en hurlant une imprécation et s’abattre contre une table qui roula avec ses pots de grès et ses gobelets d’étain. Dans le même instant, le Rougeaud se leva d’un bond et vociféra:

– En avant la truanderie! Mort au gentilhomme!

– À mort! À mort! hurlèrent les truands.

Alors les dagues jetèrent des lueurs sinistres dans l’obscurité. Les ribaudes, par une prompte manœuvre qui leur était sans doute familière, se massaient dans un angle, tout en jetant des cris perçants. En un clin d’œil la salle se trouva débarrassée de ses tables poussées contre les murs, et les truands, le poignard à la main, s’avancèrent sur Pardaillan, le Rougeaud en tête.

Brusquement, il y eut dans cette troupe de forcenés un arrêt d’épouvante et d’admiration: dans l’instant même où les malandrins rués allaient atteindre le chevalier, un spectacle inouï vint les glacer de terreur… D’un geste formidable, Pardaillan empoigna le Rougeaud, le souleva dans ses bras puissants, le coucha sur la table, le maintint à la gorge d’une main, et de l’autre, tirant sa dague, en appuya la pointe sur la poitrine du truand…

– Un pas de plus, vous autres, dit-il froidement, et cet homme est mort!…

Sous l’étreinte de cette main de fer, le Rougeaud, d’abord hébété de stupeur et d’épouvante, comprenant à peine ce qui venait de se passer et comment il se trouvait là, le Rougeaud, fou de rage, eut un mouvement de reptile qui se tord.

– En avant! hurla-t-il.

La dague s’enfonça!… Le sang jaillit!

– J’ai dit! murmura Saïzuma.

Les truands reculèrent… Le Rougeaud fit un suprême effort, raidit ses muscles, tenta en vain de débarrasser sa gorge, et d’une voix qui cette fois ne fut qu’un râle, répéta:

– En avant!… Enfer!… Je meurs!… Je…

Et cette fois, cinq ou six des plus furieux ou des moins stupéfaits s’avancèrent en vociférant. Le tumulte éclata, plus violent.

– En avant les grands moyens! tonna Pardaillan.

Et alors, on le vit saisir le Rougeaud presque évanoui et s’acculer au mur… Alors, cet être pantelant qui râlait et grouillait encore de ses jambes et de ses bras, le chevalier le souleva d’un effort furieux au-dessus de sa tête, le balança un inappréciable temps, et à l’instant où les truands allaient l’atteindre, à toute volée, le jeta, le lança, vivant projectile!… Quatre des truands roulèrent. Le Rougeaud demeura sur le carreau, étendu sans vie.

– Vive le gentilhomme! crièrent les ribaudes enthousiasmées.

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