Elle s’arrêta net, la voix étranglée soudain: Guise venait de rejeter le manteau de soie qui cachait son costume. La duchesse devint très pâle.
– Eh! monsieur, ricana le comte de Loignes, ôtez donc votre masque, puisque madame vous en prie.
Guise laissa tomber son masque. Au même instant, le comte de Loignes se redressa, livide, tandis que les deux autres hommes gagnaient la porte; la duchesse de Montpensier se sauva; Claudine de Beauvilliers s’évanouit, et la duchesse de Guise, malgré toute son audace, ne put retenir un faible gémissement.
Guise en effet, Guise silencieux, la lèvre tremblante, la dague à la main, avait une de ces physionomies comme elle lui en avait vu deux ou trois fois. Elle voulut se lever, faire un geste, balbutier une parole; mais elle demeura paralysée, fascinée, se disant qu’elle allait mourir…
Le duc était d’un côté de la table; de Loignes, en face, de l’autre côté. Ce furent deux ou trois secondes d’horreur dans ce funèbre silence.
– Monsieur, dit enfin le comte de Loignes, je dois vous dire que certaines apparences ne doivent… ne peuvent…
Il n’eut pas le temps d’en dire plus long. Sa voix avait pour ainsi dire brisé le charme qui, pour quelques instants, enchaînait Henri de Guise.
Au premier mot de Loignes, le duc se ramassa sur lui-même; sa figure prit une expression à la fois lamentable et tragique, une sorte de rugissement sur ses lèvres; d’un effort énorme, il écarta, renversa la lourde table et, dans la seconde qui suivit, il y eut le geste rapide, insaisissable d’un bras qui se lève et qui retombe… Un jet de sang inonda le parquet. Loignes tomba comme une masse, sans un cri.
Guise se baissa, hagard et, d’un geste violent, retira le poignard enfoncé jusqu’à la garde. Alors sa fureur se déchaîna; la vue du sang, le meurtre accompli, ces parfums d’ivresse et d’orgie, la rage concentrée en lui-même, tout cela, en un inappréciable instant, le transforma en une bête sauvage… Il se retourna vers la duchesse, sa dague toute rouge à la main. Et il la vit qui bondissait affolée, franchissait la porte, s’enfuyait.
Il se rua…
Des insultes affreuses, des cris rauques éclatèrent. La duchesse, avec un long gémissement d’épouvante mortelle, franchit deux salles, arriva à la porte extérieure, l’ouvrit, se jeta au-dehors… Guise, avec les mêmes insultes proférées d’une voix de fauve, la poursuivit jusque dans la salle du cabaret; là, il trébucha contre une table, sa tête tourna, il sentit le sol se dérober sous ses pas, et il s’affaissa, évanoui, assommé par le coup de fureur, tenant dans sa main crispée le poignard rouge.
* * * * *
Dans la pièce où le comte de Loignes gisait inanimé, une porte secrète, masquée par des tapisseries… une porte qui faisait communiquer l’auberge avec le palais… s’ouvrit sans bruit. Une femme entra. Elle jeta un regard à peine sur Loignes, traversa rapidement, et parvenue dans la salle de cabaret, vit la porte ouverte.
– Catherine de Clèves est morte! murmura-t-elle. Henri de Guise sera roi de France, et moi reine!…
Un sourire terrible illumina son visage… Mais soudain, comme elle marchait à la porte, son pied heurta le duc de Guise évanoui, étendu sur le carreau. Elle le reconnut aussitôt… Son œil se dilata… Cette figure impassible, marmoréenne, parut un instant bouleversée; mais, presque au même moment, elle s’apaisa.
– Catherine de Clèves a échappé! dit sourdement Fausta. Un retard. Un obstacle. Il faut trouver autre chose!…
Alors, lentement, Fausta revint sur ses pas. Un homme agenouillé près du comte de Loignes sondait la blessure. La reine Margot et Claudine de Beauvilliers avaient disparu. La salle, avec ses lumières, ses parfums violents, sa table renversée, ce blessé sur lequel se penchait quelqu’un, la salle était lugubre. Fausta s’approcha de celui qui étudiait la blessure de Loignes, et le toucha à l’épaule. Le quelqu’un se redressa.
– Est-ce qu’il est mort? demanda Fausta.
– Non, madame… et même, il ne mourra pas…
Fausta demeura pensive, roulant dans sa tête des combinaisons lointaines, indéchiffrables.
– Maître Ruggieri… reprit-elle, que faudrait-il pour que cet homme meure?
– Vous pouvez le faire achever madame, dit avec une effrayante simplicité l’homme qu’on venait d’appeler Ruggieri.
Fausta secoua la tête.
– Maître, dit-elle, il faut que cette blessure soit suffisante sans que je m’en mêle…
– Alors, madame, il faut que le blessé soit transporté chez moi. Il suffira d’entretenir la fièvre qui va se déclarer. Pour cela, il est nécessaire que je puisse surveiller la marche du mal.
Fausta approuva d’un signe de tête et disparut par la porte qui faisait communiquer l’auberge et le mystérieux palais. Ruggieri la suivit d’un sourire qui peut-être eût glacé cette femme que rien n’effrayait.
«Sois tranquille, gronda-t-il alors en lui-même. Tu ne te doutes pas, Fausta, que j’ai deviné ta pensée!… Va-t-en rassurée et paisible, confiante en ma science!…»
Il ramena son regard sur le blessé.
– Moi aussi, continua-t-il, j’ai confiance en ma science!… Loignes vivra!… Et lorsque Guise et toi le croiront mort, c’est alors que vous le verrez se dresser sur votre route… et alors… qui sait?…
À ce moment six hommes, sans doute prévenus par Fausta, entrèrent, déposèrent le comte de Loignes toujours évanoui sur un fauteuil et l’emportèrent hors de l’Auberge du Pressoir de Fer , guidés par Ruggieri.
* * * * *
Catherine de Clèves, duchesse de Guise, avait bondi hors de l’auberge, en proie à une terreur insensée. Elle entendait le pas lourd de son mari derrière elle. Elle croyait sentir sur sa nuque le froid de l’acier, et d’un geste instinctif, elle cherchait à garantir son cou, tandis qu’elle bégayait:
– Grâce! Henri. Ne me tue pas!
Ses forces tout à coup défaillirent. Elle comprit qu’elle allait rouler sur le pavé. À ce moment, il lui sembla voir un homme arrêté devant la maison voisine. D’un effort suprême, elle se traîna jusqu’à cet inconnu et tomba dans ses bras en murmurant:
– Sauvez-moi! Sauvez-moi!… On veut me tuer!
– Mordieu! grommela l’homme, il pleut des femmes par ici! Voyons si la pluie est seulement jolie.
Soutenant la fugitive tremblante comme une feuille, il s’approcha d’un rayon de lumière qui tombait de l’une des fenêtres de la maison Fausta.
– Par pitié, monsieur, qui que vous soyez, défendez-moi, sauvez-moi!…
La duchesse put encore balbutier ces mots, et elle s’évanouit tout à fait… L’homme, très embarrassé de ce fardeau et comprenant qu’un prompt secours était nécessaire à cette femme dont la jolie voix terrifiée l’avait ému, regarda autour de lui, et avisant la porte de la maison Fausta, souleva le heurtoir de bronze…
– Hum! fit-il au bout de quelques instants, on ne répond pas?…
Pourtant la maison est habitée, puisqu’il y a de la lumière…
Il frappa plus violemment et cria:
– Ouvrez donc, par Pilate! Êtes-vous Turcs, êtes-vous Maures, vous qui laissez une femme se mourir sur votre seuil?…
Cette fois la porte s’ouvrit… Et Pardaillan, sans d’ailleurs demander la moindre permission, entra, portant dans ses bras la duchesse de Guise évanouie. Et la porte de fer de la maison Fausta se referma sur lui!… Dehors un chien poussa dans la nuit un hurlement plaintif.