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Dans le palais, les voix funèbres psalmodiaient sa mort… Tout à coup, un grand silence se fit. Pardaillan comprit qu’on allait venir, qu’on allait ouvrir la porte et s’assurer que la besogne était terminée, c’est-à-dire qu’il avait été tué et précipité dans le fleuve. Cette pensée le fit tressaillir et lui rendit son sang-froid, en même temps qu’elle lui permit d’apprécier avec plus de justice la situation morale qui lui était faite.

– Chacun défend sa peau comme il peut, grogna-t-il C’est ici un champ de bataille. J’ai tué pour ne pas l’être. Mais puisque j’ai tant fait que de me défendre de mon vieux, il est temps de quitter ce logis.

En parlant ainsi, il guignait du coin de l’œil le trou où on avait voulu le précipiter: c’était en effet le seul passage ouvert pour une fuite. Il s’approcha du bord, se mit à genoux, regarda et ne vit rien que les ténèbres; mais au fond, il entendit très bien les eaux du fleuve qui se brisaient avec de sourds murmures et des glissements soyeux.

Il n’avait plus une seconde à perdre. Il s’accrocha des deux mains aux bords et, ainsi suspendu, se laissa plonger dans le trou; alors, du bout des pieds balancés dans le vide, il chercha… Et ce qu’il avait prévu arriva.

Cette salle des exécutions surplombait le fleuve, avons-nous dit. Elle ne faisait point partie de la bâtisse du palais. C’était une annexe. Le plancher reposait sur un échafaudage de madriers qui sortaient de l’eau. Les pieds de Pardaillan heurtèrent l’un de ces madriers. Ce madrier partait de quelque autre poutre et s’élevait en diagonale jusqu’au plancher.

Les pieds de Pardaillan, remontant et tâtonnant, suivirent cette ligne diagonale qui aboutissait presque à l’orifice du trou. Une sorte de plainte s’échappa alors des lèvres de Pardaillan: c’était le cri de joie de l’homme qui se sait sauvé!…

À la force des poignets, il remonta alors, jusqu’à ce qu’il sentit que le madrier était de plus en plus proche de l’orifice, de plus en plus rapproché de lui, et alors, cette poutre, il l’enlaça de ses deux jambes avec la frénétique puissance, de l’homme qui ne veut pas mourir, et quand il fut ainsi accroché, ses mains lâchèrent les bords du trou auxquels elles se cramponnaient; dans le même instant, il enlaça la poutre de ses deux bras… et il se laissa glisser…

Moins d’une seconde plus tard, il atteignit le point où le madrier diagonal s’appuyait sur une poutre verticale, comme une branche s’appuie au tronc. Il se laissa glisser encore, et bientôt il sentit qu’il entrait dans l’eau.

– Prenons un peu de repos, puis je me mettrai à nager, et c’est bien du diable si je n’atteins pas l’une ou l’autre des berges… Me voilà sauvé des griffes de la belle Fausta et je pense que…

Comme il disait ces mots, quelque chose le heurta mollement. Pardaillan toucha la chose, l’inspecta des mains, et un frisson d’horreur le parcourut; cette chose, c’était un cadavre, le cadavre de l’un des hommes tombés dans le fleuve. Presque au même instant, d’un autre côté, il fut heurté par un autre cadavre que les flots soulevaient. Puis, dans la même seconde, un autre et encore d’autres cadavres, autour de lui, autour de cette poutre à laquelle il se cramponnait: le flot les berçait, les soulevait, les laissait retomber… mais ne les entraînait pas!

Pourquoi ne les entraînait-il pas?…

Pardaillan sentit alors d’immondes attouchements; des mains glacées le frôlèrent; des bras se dressèrent près de lui en des gestes de caresses hideuses; tous ces cadavres l’entouraient et tournaient au gré du tourbillon d’eau qui se formait là; on eût dit qu’ils l’appelaient, lui faisaient signe de les suivre et cherchaient à l’entraîner. Et cela dépassait les limites de l’horreur…

L’homme au fond du trou noir, cramponné à sa poutre, les ongles incrustés dans les mousses visqueuses du bois, suspendu au-dessus des eaux noires qui glissaient à travers d’autres poutres et allaient se heurter aux fondations du palais; et contre lui, tout autour de lui, ces cadavres qui ne voulaient pas s’en aller, qui le touchaient, le heurtaient, s’animaient d’une vie absurde, et silencieux, l’enlaçaient de leur ronde effroyable!

Pardaillan demeurait stupide d’horreur, les cheveux hérissés, la bouche ouverte par un cri qui ne sortait pas, les yeux dilatés pour voir… mais il ne voyait pas, ou du moins il ne distinguait que confusément. Et d’abord la faculté de penser fut enrayée dans son esprit, où il n’y eut plus qu’épouvantes et ténèbres; puis la sensation d’angoisse, la vertigineuse horreur et cet enlacement par des cadavres qui remuaient dans l’eau fut si atroce qu’il sentit sa pensée se réveiller; mais ce fut pour se dire qu’une minute de plus le rendrait fou, et que mieux valait braver les cadavres comme il avait bravé les vivants! se laisser glisser dans l’eau! se colleter avec eux! et devenir lui-même cadavre!…

Cette impression s’évanouit à son tour, et, par un effort furieux, Pardaillan parvint à écarter en partie l’épouvante. Il leva la tête, et là-haut, l’orifice carré du trou lui apparut dans une vague lueur. Alors, il songea à fuir l’étreinte macabre, les attouchements des cadavres en remontant là-haut. Peut-être trouverait-il un moyen de sortir du palais. Tout au moins pourrait-il reposer son esprit et son corps…

Il commença à se hisser, et bientôt il fut hors de l’atteinte des cadavres. Mais au-dessous de lui, il les entendait s’entrechoquer doucement et continuer leur ronde dans le mystère de la mort. Cependant, il respira alors. Une âcre sueur glacée coulait sur son visage, mais il ne pouvait s’essuyer, et il n’y pensait pas, toutes les ressources de ses forces étant employées à un seul résultat: remonter dans la salle, fuir! fuir à tout prix!…

Et comme il était à peu près à mi-chemin entre l’orifice, là-haut, et les cadavres en bas, il entendit des voix; un frisson mortel, alors, se glissa le long de son échine; il ne pouvait plus remonter dans la salle, car dans la salle, maintenant, retentissaient des pas nombreux, des exclamations, des imprécations…

Donc, s’il descendait, il retombait à l’abominable cauchemar des cadavres, il s’engouffrait dans la folie. S’il remontait, à peine sa tête pâle apparaîtrait-elle à l’orifice qu’il serait assommé, précipité parmi les cadavres…

Pardaillan, ses deux bras et ses deux jambes frénétiquement serrés autour de la poutre, s’arrêta, haletant, hagard, la tête perdue. Soudain, la rumeur dans la salle s’apaisa d’un coup, et il entendit une voix, il reconnut la voix qui disait:

– Que se passe-t-il?… Où est le condamné?…

Et Pardaillan entendit qu’on répondait:

– Votre Sainteté peut voir que le sire de Pardaillan a été précipité par nos hommes; mais il nous en coûte cher! Quel carnage!… Il en a précipité une douzaine et assommé les autres… Voyez!…

Pardaillan, leva la tête et aperçut des ombres qui se penchaient. Distinctement, il reconnut Fausta. Il la vit pendant près d’une minute. Il entendit le rauque soupir qui s’exhala de son sein. Puis, lentement, elle se redressa. L’homme qui avait parlé dit alors:

– Heureuse idée qu’a eue Votre Sainteté de faire établir la nasse…

«La nasse!» gronda Pardaillan en lui-même, avec une nouvelle épouvante.

– De cette façon, continuait l’homme, il n’y a plus de fuite possible, comme c’est arrivé pour Claude…

Il y eut quelques instants de silence. Pardaillan, songeait.

«Ils vont s’en aller; alors je remonterai; et puisqu’ils me croient mort, j’ai des chances de m’en tirer; mais qu’est-ce que cette nasse?…»

Il y eut dans la salle des allées et venues; puis, plus lointaine, mais distincte encore, il entendit la voix de Fausta:

– Que demain on ouvre la nasse afin que ces corps puissent s’en aller au fil de l’eau… et qu’on referme la trappe…

Dans le même instant, cette lueur vague qu’il voyait au-dessus de sa tête s’éteignit brusquement, et il entendit un bruit sourd, c’était la trappe qui se refermait! le trou carré que l’on bouchait!…

Pardaillan reçut alors le choc des désespoirs sans remède: il était perdu: rien ne pouvait le sauver. En effet, toute issue lui était bouchée par en haut. Et quant à fuir par le fleuve, il comprenait maintenant que c’était impossible! Il comprenait pourquoi l’eau n’avait pas entraîné les cadavres! Il comprenait, il imaginait que l’infernale Fausta, probablement à la suite de quelque aventure semblable à la sienne, à la suite d’une évasion, avait fait établir une sorte de puits en treillis plongeant sans doute jusqu’au lit du fleuve, ou mieux formant, comme avait dit l’homme, une nasse d’où on ne pouvait sortir!…

Dans un dernier effort, il se hissa jusqu’au point où venait s’arc-bouter la poutre diagonale par laquelle il était descendu, et il put s’asseoir sur la fourche que cela formait. Il était temps!… Il était à bout de force et de souffle… Mais là, il respira, et presque aussitôt, dans cette âme formidable, la réaction s’opéra…

À cheval sur la fourche, le dos appuyé à la poutre diagonale, Pardaillan éprouva alors une détente, un repos du corps et de l’esprit qui lui parut un délice. Toutes ces sensations d’horreur et de terreur qu’il avait éprouvées disparurent; il ferma les yeux: il eut un sourire, et un grand apaisement se fit en lui… Sa pensée endolorie luttait avec peine contre la fatigue: mais il se surprit à plaisanter avec lui-même.

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