– Allons, allons, maître Claude, fuyez ces souvenirs qui vous tuent!…
– Avec quel enivrement, continua Claude, sans entendre, je courais à Meudon!…, Le cœur palpitant, j’entrais dans le jardin. La bonne Simonne venait au-devant de moi… Et l’enfant?… Ah! la voici! Ses jolis bras tendus, elle accourt, je la saisis, je la hisse, elle me serre le cou, elle grimpe sur mes épaules en riant, en me tirant les cheveux, et en criant comme une petite folle: Mère Simonne! voici papa!… Ah! quel bon rire…
Maître Claude couvrit son visage de ses deux mains… Il pleurait doucement, sans bruit…
– À quoi bon vous mettre le cœur à l’envers? dit dame Gilberte.
– Mon cœur!… L’enfant l’a emporté dans ses petites menottes qui si souvent ont caressé mon front!… Un matin… jour d’épouvante, jour de malédiction! C’était un jeudi… toute la vie, je m’en souviendrai… il faisait beau… cela sentait bon la fraîcheur, sous les ombrages de Meudon… j’arrive, j’appelle… pas de réponse… Bon! elles sont descendues à la Seine, sans doute? Et pourtant!… Enfin, je ne voulais pas avoir peur… J’entre dans le jardin! Pas de Simonne! Encore moins d’enfant! Je pénètre dans la maison… tout est bouleversé comme par une lutte… je veux appeler, ma voix s’étrangle… je me sens devenir fou… je sors, je crie, je hurle… rien, toujours rien!… Je cours à la Seine, je bondis dans le bois, je reviens à la maison… rien! toujours rien! L’effroyable journée!… Je tombe, le soir, sans connaissance… et lorsque je reviens à moi, je vois une femme qui me soigne… Mon enfant! Où est mon enfant!… Oh! on ne sait pas? Nul ne sait!… Tout ce qu’on sait dans le voisinage, c’est que la veille, on a vu passer une troupe de bohémiens… Comment ne suis-je pas mort!
– Vous avez bien failli mourir, maître Claude, fit dame Gilberte; et lorsque vous m’êtes revenu huit jours après, tremblant la fièvre… j’ai bien cru…
Un coup frappé à la porte interrompit la vieille servante et réveilla de longs échos dans la maison. Gilberte demeura immobile, saisie de stupeur… Claude se redressa violemment, le poing sur la table, le cou tendu, les yeux hagards.
– Qui peut venir ici? murmura la vieille en pâlissant.
– Depuis huit ans, nul n’a frappé à cette porte! gronda Claude. Qui cela peut être, sinon le malheur qui passe?…
Un deuxième coup plus rude du heurtoir retentit, sourdement. Maître Claude retomba pesamment dans son fauteuil et fit un signe impérieux à la servante qui sortit. Et il demeura les yeux fixés sur la porte de la salle. L’instant d’après il entendit le bruit de la barre de fer qu’on décadenassait, de la chaîne qu’on laissait tomber, des verrous qui grinçaient… Puis il y eut un silence…
Tout à coup, dans l’encadrement de la porte, un homme parut la tête couverte d’une cape noire… Claude se leva, et d’un ton raide et craintif à la fois, demanda:
– Qui êtes-vous?… Homme ou spectre… que voulez-vous de moi?…
L’inconnu s’avança lentement de quelques pas… Un tremblement convulsif l’agitait… Il demeura une minute sans parler; puis d’une voix basse et rauque, il prononça:
– Maître, je viens requérir les services de ta profession…
Claude fut secoué d’un tressaillement terrible. Un sourire livide crispa ses lèvres. Il se secoua comme pour rejeter le fardeau de ses souvenirs et il dit:
– Du temps que j’exerçais mon sinistre métier, l’official et le grand prévôt seuls pouvaient me requérir. Vous n’êtes ni l’official [7] , ni le grand prévôt… sans quoi vous sauriez que depuis huit ans, je me suis fait relever de mes fonctions… Allez en paix, qui que vous soyez, vous qui cachez votre visage à l’ancien bourreau de Paris!…
L’inconnu ne broncha pas. D’une voix plus basse, plus rauque, il laissa tomber ces mots:
– Pour moi, pour celle qui m’envoie, tu n’es pas relevé de ta fonction. Pour moi, pour celle à qui tu dois obéissance, tu es encore le bourreau… regarde!
Alors il sortit de dessous son manteau sa main droite qu’il tendit. Au médius de cette main, il y avait un large anneau couronné par un énorme chaton de fer sur lequel étaient tracés des signes mystérieux. Claude jeta un coup d’œil sur ces signes. Alors un frémissement le fit chanceler!
Alors aussi, il s’inclina, se courba très bas, dans une attitude de profonde humilité!…
– Tu obéis?… demanda l’inconnu.
– J’obéis monseigneur!… répondit Claude d’une voix étranglée.
– Bien. Rends-toi à la maison du bout de l’île, derrière Notre-Dame. L’exécution est pour dix heures… Y seras-tu?
– J’y serai, monseigneur!… fit Claude dans un soupir qui ressemblait à un râle. Mais dites à ceux qui vous envoient que je suis las, bien las… que l’horreur pèse sur mes nuits d’un poids trop lourd… que dussé-je être tué moi-même, je ne veux plus tuer… et que je déchirerai demain le pacte qui m’enchaîne.
Il se redressa de toute sa hauteur et ajouta:
– Cela dit, monseigneur, ne comptez plus sur moi… cette exécution sera la dernière!…
– La dernière! fit l’homme. Soit!… Maintenant, Claude, je vais te montrer ce visage que tu me reprochais de tenir caché…
– Qu’importe votre visage! gronda Claude. Puisque j’ai vu votre main… puisque j’ai vu l’effroyable anneau de fer, cela suffit!… Allez en paix, monseigneur!…
– Il faut pourtant que tu me voies face à face, dit l’inconnu dans un sanglot. Car maintenant ce n’est plus au bourreau que je parle! Ce n’est plus l’envoyé de la souveraine qui te parle!…
D’un geste rapide, il fit tomber sa cape et son visage apparut, pâle d’une pâleur spectrale. Claude recula, haletant, et murmura avec un indicible accent où il y avait de la terreur, du défi, du remords peut-être:
– L’évêque!… Le prince Farnèse!… Le père de l’enfant!…
– De l’enfant que tu me volas! gronda Farnèse. Oui, c’est moi! Moi qui t’ai maudit! Moi qui viens de te maudire encore, puisque tu n’as pas eu pitié de mon malheur! Ou plutôt, non! je ne te maudis pas. Une espérance insensée m’a soutenu jusqu’à ce jour. Oui, j’espère encore! C’est en suppliant que je viens… Écoute! Dis-moi la vérité! Sois homme une fois dans ta vie!
Claude hésita un instant… puis secoua la tête. Farnèse attendait, pantelant.
– La vérité! gronda enfin Claude. Je vous l’ai dite le jour que vous êtes venu, il y a près de quinze ans!
Farnèse baissa la tête, comme écrasé, et chancela…
– Elle est morte! reprit Claude d’une voix glaciale. Morte trois jours après que je la recueillis au pied du gibet… morte dans les bras de la femme à qui je la confiai…
Le cardinal prince Farnèse ne dit plus rien. Il leva les bras au ciel et les laissa lourdement retomber. Puis il ramena sa cape sur sa tête et, avec un lugubre gémissement, se dirigea vers la porte. Claude, rapidement, jeta un manteau sur ses épaules, suivit Farnèse et le rejoignit au moment où il mettait le pied dans la rue. Il le toucha au bras, et d’un accent de timidité farouche:
– Pardon… un mot encore…
Farnèse frissonna, violemment arraché à sa pensée d’insondable amertume:
– Que veux-tu?
– Vous ne m’avez pas dit qui je dois exécuter ce soir!…
– J’ignore!… dit Farnèse, morne et glacé.
– Est-ce un homme?… Une femme?…
– Une femme!… Une jeune fille!…
Claude frémit d’angoisse… Une jeune fille… Un être de grâce et de faiblesse qu’il allait supprimer!…
– L’infortunée! murmura-t-il.
À ce moment, le bronze de Notre-Dame tinta dans la nuit, et les ondulations sonores s’épandirent sur la Cité endormie en hululements d’une infinie tristesse… Les deux hommes, le cardinal et le bourreau, demeurèrent immobiles, comptant les coups. Et quand la voix de la cathédrale se tut, celle du cardinal s’éleva:
– L’heure de l’exécution! dit-il sourdement.
Puis, Farnèse leva la main comme pour jeter un ordre suprême, et lentement, de son pas silencieux, la tête penchée, les épaules frissonnantes, il s’en alla dans la direction du Petit-Pont. Le bourreau essuya la sueur qui inondait son front… Et il s’élança vers Notre-Dame, vers l’extrémité de l’île, vers la mystérieuse maison de la princesse Fausta, en grondant:
– La dernière exécution… La dernière victime!…