– L’année écoulée, fit vivement le Balafré qui espérait ramener la famille à ses idées, je redeviens libre, je ne suis plus enchaîné par mon serment… Et alors il sera temps… Qu’en dites-vous, ma mère?…
Le cardinal haussa les épaules, Mayenne tira sur sa barbiche, et la duchesse de Montpensier fit cliqueter ses ciseaux d’or. Les deux frères et la sœur se regardèrent d’un air qui voulait dire:
– Rien à faire!…
La mère des Guise darda alors son clair regard sur son fils aîné.
Et d’une voix sourde où se devinait une haine invétérée que les ans n’avaient pu émousser, la mère des Guise parla:
– Henri, dit-elle, voici là le portrait de votre père et, vous pouvez m’en croire, c’est son esprit même qui m’anime. Ce portrait, s’il pouvait parler, vous dirait: «Mon fils, j’ai été lâchement assassiné par un de ces misérables huguenots qui insultent l’Église et qui ont frappé en moi le ferme serviteur de Dieu. Au nom de l’Église bafouée, au nom de mon sang qu’ils ont versé, vengeance, mon fils, vengeance!…»
– Nous avons fait la Saint-Barthélémy, dit Henri d’une voix sombre, et nous en avons tué vingt mille.
– Oui, reprit la vieille duchesse avec un sourire terrible, nous en avons tué quelques-uns… mais ce n’est pas assez!…
– Que faut-il donc?
La mère des Guise eut un geste large.
– Il faut, dit-elle, l’extermination complète de la secte! Il faut que sur toute la surface du royaume, il ne se trouve plus un seul homme qui puisse dire: «Je suis de la même religion que Poltrot qui tua François de Lorraine sous les murs d’Orléans!» Et pour accomplir cette grande œuvre, il faut à ce royaume un roi tel que vous, mon fils!
L’orgueil de la mère éclatait dans ce mot.
– Un roi, continua-t-elle, qui puisse entreprendre la grande chevauchée sanglante, un roi dont le flamboyant aspect sème la terreur sur les champs de bataille, et qui, l’estramaçon dans la main, parcoure la France pour le dépeupler à jamais de la race maudite!… Un roi, enfin, qui méritant le nom de fils de David, beau comme vous, indomptable comme vous, terrible comme vous, marche de victoire en victoire, recommence Vassy, refasse Jarnac et Moncontour et achève la Saint-Barthélémy… C’est vous, mon fils, qui êtes ce roi!
Emporté par l’ardente parole, le Balafré haletait. Le cardinal frémissait, Marie souriait. Et Mayenne, les mains croisées sur son ventre, écoutait.
– Oui! oui! s’écria le cardinal avec un accent sauvage. Dieu le veut!
– Tonsurons [15] frère Valois! dit la duchesse d’une voix aigre.
– Par la mort diable! songea Mayenne, il faut convenir que Dieu est tout de même bien affamé!
– Or, reprit la mère des Guise, savez-vous de quoi nous sommes menacés? Savez-vous ce qui se passe à l’heure même où nous discutons, tandis que d’autres agissent?… Nous sommes menacés de voir la couronne passer aux Bourbons impies! Le trône de France livré aux huguenots schismatiques et assassins de François de Guise! Oui, le pape a maudit les parpaillots! Oui, Sixte a excommunié les Bourbons et les a déclarés inaptes à régner!… Mais savez-vous où est en ce moment ce pape fourbe, rebelle à la loi divine, hypocrite et peut-être relaps?… Où est Sixte Quint, Henri?… Où est le pape, mes fils?… Sixte Quint est au camp du roi de Navarre! Sixte Quint se réconcilie avec Henri de Béarn. Écoutez: Sixte Quint lui a apporté les millions qui nous étaient destinés!…
– Ventre-saint-gris! s’écria Mayenne en imitant l’accent du roi de Navarre. Est-ce possible, madame?…
– Enfer et malédiction! rugit le Balafré, si cela était!…
– Cela est, gronda le cardinal.
– Cela est! reprit la mère des Guise d’une voix plus rauque, plus haineuse, plus violente. Et comme je le disais en entrant, nous sommes perdus tous! Si nous ne prenons les devants, si nous ne mettons la main sur la couronne avant que Navarre ne la pose sur sa tête, c’est notre mort à tous! Car le premier acte d’Henri de Bourbon, devenu roi de France, sera de vous faire saisir, mes fils! Et la tête de votre mère roulant sous la hache du bourreau vous jettera une malédiction suprême!…
À ces mots, le Balafré se leva, tira sa dague et jeta autour de lui un regard de fou, comme s’il eût voulu protéger sa mère contre ce bourreau qu’elle venait d’évoquer. La duchesse de Nemours, se levant à son tour, saisit son bras, lui arracha la dague et gronda:
– Mon fils, sauve-toi, sauve-nous, sauve la religion! Jure sur cette arme qui est aussi une croix de marcher à l’infidèle et de frapper l’hérétique, s’appelât-il Bourbon… s’appelât-il…
– Achevez donc, ma mère! gronda furieusement le cardinal.
– S’appelât-il Valois! acheva la mère des Guise d’une voix sourde. Jure, mon fils!…
– Jurez, mon frère!
– Je jure! dit le Balafré avec un tel accent qu’il n’y avait plus moyen de douter de sa résolution.
Alors tous reprirent leurs places et se regardèrent, livides. Ce qui venait de se jurer là, c’était l’assassinat d’Henri III de Valois, roi de France.
– Il ne s’agit plus que de combiner cette action, reprit le cardinal de Guise qui, calmé, redevenait le diplomate avisé qu’il était.
On eût dit que ce silence qui pesait sur eux, aucun n’osait le rompre. Mayenne, le premier, fit un geste qui voulait dire: «Après tout, autant cette solution-là qu’une autre, pourvu qu’on en finisse.» Et il demanda tranquillement:
– Le tout est de savoir comment nous allons procéder à la chose.
– Je m’en charge, fit la duchesse de Montpensier avec un singulier sourire.
– Laissez donc vos ciseaux tranquilles, ma sœur! dit Mayenne en haussant les épaules, ce qui fit craquer les deux chaises sur lesquelles il était assis. L’opération proposée par notre illustre mère me paraît possible, je me hâte de le dire. Et même j’ajouterai que je n’en vois pas d’autre. Évidemment, il faut que Valois meure. Seulement, à ce jeu-là, qui ne tue pas à coup sûr est tué. C’est pourquoi je demande comment nous allons procéder.
– Je m’en charge, répéta la jolie duchesse d’un ton qui attira cette fois l’attention du cardinal de Guise.
– Mon Dieu, reprit Mayenne, je ne répugne pas plus qu’un autre à planter une dague entre les deux épaules. Saint Mégrin l’a bien vu, n’est-ce pas, Henri? Mais enfin, on ne tue pas un roi entouré de ses gardes, ayant une armée autour de lui, comme un simple gentilhomme au coin d’une ruelle par une nuit obscure…
– Je m’en charge, dit la duchesse de Montpensier, et cette fois le Balafré tressaillit lui aussi.
– Autre chose, poursuivit Mayenne sans accorder d’attention à sa sœur. Je suppose l’opération terminée; Valois est tombé sous nos coups, Valois est mort. Valois est enterré. Que sommes-nous, nous autres, non seulement aux yeux du royaume, mais surtout aux yeux des rois voisins?… Des assassins! Et vous pouvez m’en croire, on ne laissera pas s’établir en Europe cette tradition de l’assassin montant sur le trône de l’assassiné. Je conclus que ce n’est pas un Guise qui doit frapper Valois. Qu’avez-vous à dire à cela, ma mère?
– Parle, Marie! dit la mère des Guise.
Et la jolie petite duchesse, la fée aux ciseaux d’or, agitant les boucles blondes de ses cheveux, souriante, d’un air mutin laissa tomber ces mots de ses lèvres roses:
– Tout ce que vient de dire le gros Mayenne est plein de gros bon sens…
Mayenne roula des yeux furibonds, car ce sceptique avait un point vulnérable: il ne voulait pas qu’on se moquât de sa bedaine.
– Oui, mon gros Charlot, vous avez laissé couler toute une barrique d’excellentes raisons. Valois est bien entouré, puisque notre cher et grand Henri lui a laissé le temps de se refaire une armée. Il faut qu’il soit frappé à coup sûr; sans quoi c’est nous qui porterions notre tête à cet échafaud dont vous parliez, ma mère, si bellement que j’en ai encore le frisson. Et enfin, il ne faut pas que ce soit un Guise qui porte le bon coup en question. Tout cela est vrai, juste, légitime, et à tout cela je réponds: je m’en charge!
– Expliquez-vous, ma sœur! dit le cardinal de Guise d’une voix brève.
– C’est bien simple, fit Marie de Montpensier, je connais un homme qui veut tuer Valois: qui veut! c’est-à-dire qu’il y a engagé sa vie spirituelle… Son bras ne se trompera pas. Son cœur ne faiblira pas.
– Il hait donc bien Valois? demanda le Balafré.
– Lui?… Non!… Il aime, voilà tout! Il aime une femme qui hait Valois. C’est pourquoi il réussira là où échouerait un ennemi du roi. Parmi tant de bras que nous pourrions armer, celui-là seul ne faiblira pas à sa tâche. Car cet amour, voyez-vous, le rend capable de regarder Dieu face à face et de le braver! Que dis-je? C’est Dieu lui-même qui a armé ce bras! C’est un ange de Dieu qui a remis à cet homme le poignard qui doit tuer Valois!