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Le roi, jeune et vigoureux, grand chasseur, adonné à tous les exercices violents, avait, en outre, cette chaleur naturelle du sang, commune à tous les Bourbons, qui cuit rapidement les digestions et renouvelle les appétits.

Louis XIV était un redoutable convive; il aimait à critiquer ses cuisiniers; mais, lorsqu’il leur faisait honneur, cet honneur était gigantesque.

Le roi commençait par manger plusieurs potages, soit ensemble, dans une espèce de macédoine, soit séparément; il entremêlait ou plutôt il séparait chacun de ces potages d’un verre de vin vieux.

Il mangeait vite et assez avidement.

Porthos, qui dès l’abord avait par respect attendu un coup de coude de d’Artagnan, voyant le roi s’escrimer de la sorte, se retourna vers le mousquetaire, et dit à demi-voix:

– Il me semble qu’on peut aller, dit-il, Sa Majesté encourage. Voyez donc.

– Le roi mange, dit d’Artagnan, mais il cause en même temps; arrangez-vous de façon que si, par hasard, il vous adressait la parole, il ne vous prenne pas la bouche pleine, ce qui serait disgracieux.

– Le bon moyen alors, dit Porthos, c’est de ne point souper. Cependant j’ai faim, je l’avoue, et tout cela sent des odeurs appétissantes, et qui sollicitent à la fois mon odorat et mon appétit.

– N’allez pas vous aviser de ne point manger, dit d’Artagnan, vous fâcheriez Sa Majesté. Le roi a pour habitude de dire que celui-là travaille bien qui mange bien, et il n’aime pas qu’on fasse petite bouche à sa table.

– Alors, comment éviter d’avoir la bouche pleine si on mange? dit Porthos.

– Il s’agit simplement, répondit le capitaine des mousquetaires, d’avaler lorsque le roi vous fera l’honneur de vous adresser la parole.

– Très bien.

Et, à partir de ce moment, Porthos se mit à manger avec un enthousiasme poli.

Le roi, de temps en temps, levait les yeux sur le groupe, et, en connaisseur, appréciait les dispositions de son convive.

– Monsieur du Vallon! dit-il.

Porthos en était à un salmis de lièvre, et en engloutissait un demi-râble.

Son nom, prononcé ainsi, le fit tressaillir, et, d’un vigoureux élan du gosier, il absorba la bouchée entière.

– Sire, dit Porthos d’une voix étouffée, mais suffisamment intelligible néanmoins.

– Que l’on passe à M. du Vallon ces filets d’agneau, dit le roi. Aimez-vous les viandes jaunes, monsieur du Vallon?

– Sire, j’aime tout, répliqua Porthos.

Et d’Artagnan lui souffla:

– Tout ce que m’envoie Votre Majesté.

Porthos répéta:

– Tout ce que m’envoie Votre Majesté.

Le roi fit, avec la tête, un signe de satisfaction.

– On mange bien quand on travaille bien, repartit le roi, enchanté d’avoir en tête à tête un mangeur de la force de Porthos.

Porthos reçut le plat d’agneau et en fit glisser une partie sur son assiette.

– Eh bien? dit le roi.

– Exquis! fit tranquillement Porthos.

– A-t-on d’aussi fins moutons dans votre province, monsieur du Vallon? continua le roi.

– Sire, dit Porthos, je crois qu’en ma province, comme partout, ce qu’il y a de meilleur est d’abord au roi; mais, ensuite, je ne mange pas le mouton de la même façon que le mange Votre Majesté.

– Ah! ah! Et comment le mangez-vous?

– D’ordinaire, je me fais accommoder un agneau tout entier.

– Tout entier?

– Oui, Sire.

– Et de quelle façon?

– Voici: mon cuisinier, le drôle est Allemand, Sire; mon cuisinier bourre l’agneau en question de petites saucisses qu’il fait venir de Strasbourg; d’andouillettes, qu’il fait venir de Troyes; de mauviettes, qu’il fait venir de Pithiviers; par je ne sais quel moyen, il désosse le mouton, comme il ferait d’une volaille, tout en lui laissant la peau, qui fait autour de l’animal une croûte rissolée; lorsqu’on le coupe par belles tranches, comme on ferait d’un énorme saucisson, il en sort un jus tout rosé qui est à la fois agréable à l’œil et exquis au palais.

Et Porthos fit clapper sa langue.

Le roi ouvrit de grands yeux charmés, et, tout en attaquant du faisan en daube qu’on lui présentait:

– Voilà, monsieur du Vallon, un manger que je convoiterais, dit-il. Quoi! le mouton entier?

– Entier, oui, Sire.

– Passez donc ces faisans à M. du Vallon; je vois que c’est un amateur.

L’ordre fut exécuté.

Puis, revenant au mouton:

– Et cela n’est pas trop gras?

– Non, Sire; les graisses tombent en même temps que le jus et surnagent; alors mon écuyer tranchant les enlève avec une cuiller d’argent, que j’ai fait faire exprès.

– Et vous demeurez? demanda le roi.

– À Pierrefonds, Sire.

– À Pierrefonds; où est cela, monsieur du Vallon? du côté de Belle-Île?

– Oh! non pas, Sire, Pierrefonds est dans le Soissonnais.

– Je croyais que vous me parliez de ces moutons à cause des prés salés.

– Non, Sire, j’ai des prés qui ne sont pas salés, c’est vrai, mais qui n’en valent pas moins.

Le roi passa aux entremets, mais sans perdre de vue Porthos, qui continuait d’officier de son mieux.

– Vous avez un bel appétit, monsieur du Vallon, dit-il, et vous faites un bon convive.

– Ah! ma foi! Sire, si Votre Majesté venait jamais à Pierrefonds, nous mangerions bien notre mouton à nous deux, car vous ne manquez pas d’appétit non plus, vous.

D’Artagnan poussa un bon coup de pied à Porthos sous la table. Porthos rougit.

– À l’âge heureux de Votre Majesté, dit Porthos pour se rattraper, j’étais aux mousquetaires, et nul ne pouvait me rassasier. Votre Majesté a bel appétit, comme j’avais l’honneur de le lui dire, mais elle choisit avec trop de délicatesse pour être appelée un grand mangeur.

Le roi parut charmé de la politesse de son antagoniste.

– Tâterez-vous de ces crèmes? dit-il à Porthos?

– Sire, Votre Majesté me traite trop bien pour que je ne lui dise pas la vérité tout entière.

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