Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

– Avez-vous remarqué que je m’absente?

– Oui.

– D’une certaine façon?

– Périodiquement.

– C’est cela, ma foi! Vous l’avez remarqué?

– Mon cher Planchet, tu comprends que, lorsqu’on se voit à peu près tous les jours, quand l’un s’absente, celui-là manque à l’autre? Est-ce que je ne te manque pas, à toi, quand je suis en campagne?

– Immensément! c’est-à-dire que je suis comme un corps sans âme.

– Ceci convenu, continuons.

– À quelle époque est-ce que je m’absente?

– Le 15 et le 30 de chaque mois.

– Et je reste dehors?

– Tantôt deux, tantôt trois, tantôt quatre jours.

– Qu’avez-vous cru que j’allais faire?

– Les recettes.

– Et, en revenant, vous m’avez trouvé le visage?…

– Fort satisfait.

– Vous voyez, vous le dites vous-même, toujours satisfait. Et vous avez attribué cette satisfaction?…

– À ce que ton commerce allait bien; à ce que les achats de riz, de pruneaux, de cassonade, de poires tapées et de mélasse allaient à merveille. Tu as toujours été fort pittoresque de caractère, Planchet; aussi n’ai-je pas été surpris un instant de te voir opter pour l’épicerie, qui est un des commerces les plus variés et les plus doux au caractère, en ce qu’on y manie presque toutes choses naturelles et parfumées.

– C’est bien dit, monsieur; mais quelle erreur est la vôtre!

– Comment, j’erre?

– Quand vous croyez que je vais comme cela tous les quinze jours en recettes ou en achats. Oh! oh! monsieur, comment diable avez-vous pu croire une pareille chose? Oh! oh! oh!

Et Planchet se mit à rire de façon à inspirer à d’Artagnan les doutes les plus injurieux sur sa propre intelligence.

– J’avoue, dit le mousquetaire, que je ne suis pas à ta hauteur.

– Monsieur, c’est vrai.

– Comment, c’est vrai?

– Il faut bien que ce soit vrai puisque vous le dites; mais remarquez bien que cela ne vous fait rien perdre dans mon esprit.

– Ah! c’est bien heureux!

– Non, vous êtes un homme de génie, vous; et, quand il s’agit de guerre, de surprises, de tactique et de coups de main, dame! les rois sont bien peu de chose à côté de vous; mais, pour le repos de l’âme, les soins du corps, les confitures de la vie, si cela peut se dire, ah! monsieur, ne me parlez pas des hommes de génie, ils sont leurs propres bourreaux.

– Bon! Planchet, dit d’Artagnan pétillant de curiosité, voilà que tu m’intéresses au plus haut point.

– Vous vous ennuyez déjà moins que tout à l’heure, n’est-ce pas?

– Je ne m’ennuyais pas; cependant, depuis que tu me parles, je m’amuse davantage.

– Allons donc! bon commencement! Je vous guérirai.

– Je ne demande pas mieux.

– Voulez-vous que j’essaie?

– À l’instant.

– Soit! Avez-vous ici des chevaux?

– Oui: dix, vingt, trente.

– Il n’en est pas besoin de tant que cela; deux, voilà tout.

– Ils sont à ta disposition, Planchet.

– Bon! je vous emmène.

– Quand cela?

– Demain.

– Où?

– Ah! vous en demandez trop.

– Cependant tu m’avoueras qu’il est important que je sache où je vais.

– Aimez-vous la campagne?

– Médiocrement, Planchet.

– Alors vous aimez la ville?

– C’est selon.

– Eh bien! je vous mène dans un endroit moitié ville moitié campagne.

– Bon!

– Dans un endroit où vous vous amuserez, j’en suis sûr.

– À merveille!

– Et, miracle, dans un endroit d’où vous revenez pour vous y être ennuyé.

– Moi?

– Mortellement!

– C’est donc à Fontainebleau que tu vas?

– À Fontainebleau, juste!

– Tu vas à Fontainebleau, toi?

– J’y vais.

– Et que vas-tu faire à Fontainebleau, Bon Dieu?

Planchet répondit à d’Artagnan par un clignement d’yeux plein de malice.

– Tu as quelque terre par là, scélérat!

– Oh! une misère, une bicoque.

– Je t’y prends.

– Mais c’est gentil, parole d’honneur!

– Je vais à la campagne de Planchet! s’écria d’Artagnan.

– Quand vous voudrez.

– N’avons-nous pas dit demain?

– Demain, soit; et puis, d’ailleurs, demain, c’est le 14, c’est-à-dire la veille du jour où j’ai peur de m’ennuyer, ainsi donc, c’est convenu.

– Convenu.

– Vous me prêtez un de vos chevaux?

– Le meilleur.

– Non, je préfère le plus doux; je n’ai jamais été excellent cavalier, vous le savez, et, dans l’épicerie, je me suis encore rouillé; et puis…

– Et puis quoi?

– Et puis, ajouta Planchet avec un autre clin d’œil, et puis je ne veux pas me fatiguer.

– Et pourquoi? se hasarda à demander d’Artagnan.

– Parce que je ne m’amuserais plus, répondit Planchet.

Et là-dessus il se leva de dessus son sac de maïs en s’étirant et en faisant craquer tous ses os, les uns après les autres avec une sorte d’harmonie.

– Planchet! Planchet! s’écria d’Artagnan, je déclare qu’il n’est point sur la terre de sybarite qui puisse vous être comparé. Ah! Planchet, on voit bien que nous n’avons pas encore mangé l’un près de l’autre un tonneau de sel.

– Et pourquoi cela, monsieur?

– Parce que je ne te connaissais pas encore, dit d’Artagnan, et que, décidément, j’en reviens à croire définitivement ce que j’avais pensé un instant le jour où, à Boulogne, tu as étranglé, ou peu s’en faut, Lubin, le valet de M. de Wardes; Planchet, c’est que tu es un homme de ressource.

26
{"b":"125137","o":1}