– Je me souviens que c’était un jour bien triste, Motteville.
– Ce jour n’avait pas toujours été triste pour Votre Majesté.
– Pourquoi?
– Parce que, vingt-trois ans auparavant, madame, Sa Majesté le roi régnant, votre glorieux fils, était né à la même heure.
La reine poussa un cri, pencha son front sur ses mains et s’abîma durant quelques secondes.
Était-ce souvenir ou réflexion? était-ce encore la douleur?
La Molina jeta sur Mme de Motteville un regard presque furieux, tant il ressemblait à un reproche, et la digne femme, n’y ayant rien compris, allait questionner pour l’acquit de sa conscience, lorsque soudain Anne d’Autriche se levant:
– Le 5 septembre! dit-elle; oui, ma douleur a paru le 5 septembre. Grande joie un jour, grande douleur un autre jour. Grande douleur, ajouta-t-elle tout bas, expiation d’une trop grande joie!
Et, à partir de ce moment, Anne d’Autriche, qui semblait avoir épuisé toute sa mémoire et toute sa raison, demeura impénétrable, l’œil morne, la pensée vague, les mains pendantes.
– Il faut nous mettre au lit, dit la Molina.
– Tout à l’heure, Molina.
– Laissons la reine, ajouta la tenace Espagnole.
Mme de Motteville se leva; des larmes brillantes et grosses comme des larmes d’enfant coulaient lentement sur les joues blanches de la reine.
Molina, s’en apercevant, darda sur Anne d’Autriche son œil noir et vigilant.
– Oui, oui, reprit soudain la reine. Laissez-nous, Motteville. Allez.
Ce mot nous sonna désagréablement à l’oreille de la favorite française. Il signifiait qu’un échange de secrets ou de souvenirs allait se faire. Il signifiait qu’une personne était de trop dans l’entretien à sa plus intéressante phase.
– Madame, Molina suffira-t-elle au service de Votre Majesté? demanda la Française.
– Oui, répondit l’Espagnole.
Et Mme de Motteville s’inclina. Tout à coup une vieille femme de chambre, vêtue comme elle l’était à la Cour d’Espagne en 1620, ouvrit les portières, et surprenant la reine dans ses larmes, Mme de Motteville dans sa retraite savante, la Molina dans sa diplomatie:
– Le remède! le remède! cria-t-elle joyeusement à la reine en s’approchant sans façon du groupe.
– Quel remède, Chica? dit Anne d’Autriche.
– Pour le mal de Votre Majesté, répondit celle-ci.
– Qui l’apporte? demanda vivement Mme de Motteville; M. Valot?
– Non, une dame de Flandre.
– Une dame de Flandre? Une Espagnole? interrogea la reine.
– Je ne sais.
– Qui l’envoie?
– M. Colbert.
– Son nom?
– Elle ne l’a pas dit.
– Sa condition?
– Elle le dira.
– Son visage?
– Elle est masquée.
– Vois, Molina! s’écria la reine.
– C’est inutile, répondit tout à coup une voix ferme et douce à la fois, partie de l’autre côté des tapisseries, voix qui fit tressaillir les autres dames et frissonner la reine.
En même temps, une femme masquée paraissait entre les rideaux.
Avant que la reine eût parlé:
– Je suis une dame du béguinage de Bruges, dit la dame inconnue, et j’apporte, en effet, le remède qui doit guérir Votre Majesté.
Chacun se tut. La béguine ne fit point un pas.
– Parlez, dit la reine.
– Quand nous serons seules, ajouta la béguine.
Anne d’Autriche adressa un regard à ses compagnes, celles-ci se retirèrent.
La béguine fit alors trois pas vers la reine et s’inclina révérencieusement.
La reine regardait avec défiance cette femme qui la regardait aussi avec des yeux brillants par les trous de son masque.
– La reine de France est donc bien malade, dit Anne d’Autriche, que l’on sait, au béguinage de Bruges, qu’elle a besoin d’être guérie?
– Ne menacez point, reine, dit la béguine avec douceur; je suis venue à vous pleine de respect et de compassion, j’y suis venue de la part d’une amie.
– Prouvez-le donc! Soulagez au lieu d’irriter.
– Facilement; et Votre Majesté va voir si l’on est son amie.
– Voyons.
– Quel malheur est-il arrivé à Votre Majesté depuis vingt-trois ans?…
– Mais, de grands malheurs: n’ai-je pas perdu le roi?
– Je ne parle pas de ces sortes de malheurs. Je veux vous demander si, depuis… la naissance du roi… une indiscrétion d’amie a causé quelque douleur à Votre Majesté.
– Je ne vous comprends pas, répondit la reine en serrant les dents pour cacher son émotion.
– Je vais me faire comprendre. Votre Majesté se souvient que le roi est né le 3 septembre 1638, à onze heures un quart?
– Oui, bégaya la reine.
– À midi et demi, continua la béguine, le dauphin, ondoyé déjà par Mgr de Meaux sous les yeux du roi, sous vos yeux était reconnu héritier de la couronne de France. Le roi se rendit à la chapelle du vieux château de Saint Germain pour entendre le Te Deum.
– Tout cela est exact, murmura la reine.
– L’accouchement de Votre Majesté s’était fait en présence de feu Monsieur, des princes, des dames de la Cour. Le médecin du roi, Bouvard, et le chirurgien Honoré se tenaient dans l’antichambre. Votre Majesté s’endormit vers trois heures jusqu’à sept heures environ, n’est-ce pas?
– Sans doute; mais vous me récitez là ce que tout le monde sait comme vous et moi.
– J’arrive, madame, à ce que peu de personnes savent. Peu de personnes, disais-je? hélas! je pourrais dire deux personnes, car il y en avait cinq seulement autrefois, et, depuis quelques années, le secret s’est assuré par la mort des principaux participants. Le roi notre seigneur dort avec ses pères; la sage-femme Péronne l’a suivi de près, Laporte est oublié déjà.
La reine ouvrit la bouche pour répondre; elle trouva sous sa main glacée, dont elle caressait son visage, les gouttes pressées d’une sueur brûlante.
– Il était huit heures, poursuivit la béguine; le roi soupait d’un grand cœur; ce n’étaient autour de lui que joie, cris, rasades; le peuple hurlait sous les balcons; les Suisses, les mousquetaires et les gardes erraient par la ville, portés en triomphe par les étudiants ivres.